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Complément à la séance du 13 octobre 2018

 

RÉPARTITION DU MASCULIN ET DU FÉMININ DANS LA THÉOGONIE D'HÉSIODE
par Emilia Ndiaye

 

Les mythes de Prométhée et de Pandora

Hésiode a repris ces mythes deux fois : la seconde version complétant celle de la Théogonie (avec la jarre en particulier).

Hésiode, Théogonie, v. 535-616 :

Lorsque les dieux et les hommes se disputaient dans Mécone, Prométhée, pour tromper la sagesse de Zeus, exposa à tous les yeux un boeuf énorme qu'il avait divisé à dessein. D'un côté, il renferma dans la peau les chairs, les intestins et les morceaux les plus gras, en les enveloppant du ventre de la victime ; de l'autre, il disposa avec une perfide adresse les os blancs qu'il recouvrit de graisse luisante.
Le père des dieux et des hommes lui dit alors : "Fils de Japet, ô le plus illustre de tous les rois, ami ! avec quelle inégalité tu as divisé les parts !" (545) Quand Zeus, doué d'une sagesse impérissable, lui eut adressé ce reproche, l'astucieux Prométhée répondit en souriant au fond de lui-même (car il n'avait pas oublié sa ruse ingénieuse) : "Glorieux Zeus ! ô le plus grand des dieux immortels, choisis entre ces deux portions celle que ton coeur préfère."
A ce discours trompeur, Zeus, doué d'une sagesse impérissable, ne méconnut point la ruse ; il le devina et dans son esprit forma contre les humains de sinistres projets qui devaient s'accomplir. Bientôt de ses deux mains il écarta la graisse éclatante de blancheur ; il devint furieux, et la colère s'empara de son âme tout entière quand, trompé par un art perfide, il aperçut les os blancs de l'animal. Depuis ce temps, la terre voit les tribus des hommes brûler en l'honneur des dieux les blancs ossements des victimes sur les autels parfumés.
Zeus qui rassemble les nuages, s'écria enflammé d'une violente colère ; "Fils de Japet, ô toi que nul n'égale en adresse, ami ! tun'as pas oublié tes habiles artifices." Ainsi, dans son courroux, parla Zeus, doué d'une sagesse impérissable.
Dès ce moment, se rappelant sans cesse la ruse de Prométhée, il n'accorda plus le feu inextinguible aux hommes infortunés qui vivent sur la terre. Mais le noble fils de Japet, habile à le tromper, déroba un étincelant rayon de ce feu et le cacha dans la tige d'une férule. Zeus qui tonne dans les cieux, blessé jusqu'au fond de l'âme, conçut une nouvelle colère lorsqu'il vit parmi les hommes la lueur prolongée de la flamme, et voilà pourquoi il leur suscita soudain une grande infortune.
D'après la volonté du fils de Saturne, le boiteux Héphaïstos, ce dieu illustre, forma avec de la terre une image semblable à une chaste vierge. Minerve aux yeux bleus s'empressa de la parer et de la vêtir d'une blanche tunique. Elle posa sur le sommet de sa tête un voile ingénieusement façonné et admirable à voir ; puis elle orna son front de gracieuses guirlandes tressées de fleurs nouvellement écloses et d'une couronne d'or que le boiteux Héphaïstos, ce dieu illustre, avait fabriquée de ses propres mains par complaisance pour le puissant Zeus. Sur cette couronne, ô prodige ! Héphaïstos avait ciselé les nombreux animaux que le continent et la mer nourrissent dans leur sein ; partout brillait une grâce merveilleuse, et ces diverses figures paraissaient vivantes.
Quand il eut formé, au lieu d'un utile ouvrage, ce chef-d'oeuvre funeste, il amena dans l'assemblée des dieux et des hommes cette vierge orgueilleuse des ornements que lui avait donnés la déesse aux yeux bleus, fille d'un père puissant. Une égale admiration transporta les dieux et les hommes dès qu'ils aperçurent cette fatale merveille si terrible aux humains ; car de cette vierge est venue la race des femmes au sein fécond, de ces femmes dangereuses, fléau cruel vivant parmi les hommes et s'attachant non pas à la triste pauvreté, mais au luxe éblouissant. Lorsque, dans leurs ruches couronnées de toits, les abeilles nourrissent les frelons, qui ne participent qu'au mal, depuis le lever du jour jusqu'au soleil couchant, ces actives ouvrières composent leurs blanches cellules, tandis que renfermés au fond de leur demeure, les lâches frelons dévorent le fruit d'un travail étranger : ainsi Zeus, ce maître de la foudre accorda aux hommes un fatal présent en leur donnant ces femmes complices de toutes les mauvaises actions.
Voici encore un autre mal qu'il leur envoya au lieu d'un bienfait. Celui qui, fuyant l'hymen et l'importune société des femmes, ne veut pas se marier et parvient jusqu'à la triste vieillesse, reste privé de soins ; et s'il ne vit pas dans l'indigence, à sa mort, des parents éloignés se divisent son héritage. Si un homme subit la destinée du mariage, quoiqu'il possède une femme pleine de chasteté et de sagesse, pour lui le mal lutte toujours avec le bien. Mais s'il a épousé une femme vicieuse, tant qu'il respire, il porte dans son coeur un chagrin sans bornes, une douleur incurable. On ne peut donc ni tromper la prudence de Zeus ni échapper à ses arrêts. Le fils de Japet lui-même, l'innocent Prométhée n'évita point sa terrible colère ; mais, vaincu par la nécessité, malgré sa vaste science, il languit enchaîné par un lien cruel.


Hésiode, Les Travaux et les jours, v. 54-106 :

"Fils de Japet, ô le plus habile de tous les mortels ! tu te réjouis d'avoir dérobé le feu divin et trompé ma sagesse, mais ton vol te sera fatal à toi et aux hommes à venir. Pour me venger de ce larcin, je leur enverrai un funeste présent dont ils seront tous charmés au fond de leur âme, chérissant eux-mêmes leur propre fléau."
En achevant ces mots, le père des dieux et des hommes sourit et commanda à l'illustre Héphaïstos de composer sans délai un corps, en mélangeant de la terre avec l'eau, de lui communiquer la force et la voix humaine, d'en former une vierge douée d'une beauté ravissante et semblable aux déesses immortelles ; il ordonna à Minerve de lui apprendre les travaux des femmes et l'art de façonner un merveilleux tissu, à Vénus à la parure d'or de répandre sur sa tête la grâce enchanteresse, de lui inspirer les violents désirs et les soucis dévorants, à Mercure, messager des dieux et meurtrier d'Argus, de remplir son esprit d'impudence et de perfidie.
Tels furent les ordres de Zeus, et les dieux obéirent à ce roi, fils de Saturne. Aussitôt l'illustre Héphaïstos, soumis à ses volontés, façonna avec de la terre une image semblable à une chaste vierge ; la déesse aux yeux bleus, Minerve, l'orna d'une ceinture et de riches vêtements ; les divines Grâces et l'auguste Persuasion lui attachèrent des colliers d'or, et les Heures à la belle chevelure la couronnèrent des fleurs du printemps. Minerve entoura tout son corps d'une magnifique parure. Enfin le meurtrier d'Argus, docile au maître du tonnerre, lui inspira l'art du mensonge, les discours séduisants et le caractère perfide.
Ce héraut des dieux lui donna un nom et l'appela Pandore, parce que chacun des habitants de l'Olympe lui avait fait un présent pour la rendre funeste aux hommes industrieux.
Après avoir achevé cette attrayante et pernicieuse merveille, Zeus ordonna à l'illustre meurtrier d'Argus, au rapide messager des dieux, de la conduire vers Épiméthée. Épiméthée ne se rappela point que Prométhée lui avait recommandé de ne rien recevoir de Zeus, roi d'Olympe, mais de lui renvoyer tous ses dons de peur qu'ils ne devinssent un fléau terrible aux mortels. Il accepta le présent fatal et reconnut bientôt son imprudence. Auparavant, les tribus des hommes vivaient sur la terre, exemptes des tristes souffrances, du pénible travail et de ces cruelles maladies qui amènent la vieillesse, car les hommes qui souffrent vieillissent promptement.
Pandore, tenant dans ses mains un grand vase, en souleva le couvercle, et les maux terribles qu'il renfermait se répandirent au loin. L'Espérance seule resta. Arrêtée sur les bords du vase, elle ne s'envola point, Pandore ayant remis le couvercle, par l'ordre de Zeus qui porte l'égide et rassemble les nuages.
Depuis ce jour, mille calamités entourent les hommes de toutes parts : la terre est remplie de maux, la mer en est remplie, les maladies se plaisent à tourmenter les mortels nuit et jour et leur apportent en silence toutes les douleurs, car le prudent Zeus les a privées de la voix. Nul ne peut donc échapper à la volonté de Zeus.

 


LECTURE STRUCTURALE DES DEUX MYTHES

d'après Jean-Pierre Vernant, "Le mythe prométhéen chez Hésiode", dans Mythe et société en Grèce ancienne, éditions François Maspero, 1974.

Mise en évidence des rapports entre différents éléments, série d'homologies (//) et d'oppositions (≠) :

–> relation réalité / apparence (cf. piège) :
intérieur / extérieur, visible / invisible // bien / mal, bonheur / souffrance, etc.
= structure d'ambivalence, qui souligne les limites de la compréhension humaine : l'homme se situe entre Epiméthée (qui comprend toujours après-coup) et Prométhée (capable d'anticiper) mais différent du divin (de Zeus « qui sait tout »), on croit savoir mais on peut se tromper car rapport apparence/être et bien/ mal n'est pas toujours le même – parfois c'est le mal qui est caché sous un bien (Pandora) parfois l'inverse (férule). ?

–> relation plein / vide (cf. cavité, contenant) :
ventre à remplir, terre à creuser, sexe à ensemencer, etc.
= insatisfaction inhérente à la condition de mortel (cf. importance de l'espoir).

DONC : les deux structures s'additionnent pour signifier que la relation à l'altérité est problématique : on se trompe sur l'apparence de l'autre + on doit ou remplir ou être rempli(e) ( consommer ou être consommé).

N. B. ; Pour le mythe de Prométhée d'Hésiode à Platon (dans le dialogue Protagoras), voir l'analyse de Pietro Pucci : https://www.persee.fr/docAsPDF/comm_0588-8018_2005_num_78_1_2273.pdf

 

Récapitulation sur masculin/féminin dans l'organisation du monde : pourquoi ces deux mythes sont-ils "un dessein de Zeus" ?

Situation initiale :
univers des dieux : terre-mère (Gaia) + autochtonie et parthénogénèses = scissiparité (≠ couple) : pouvoir de procréation de la mère empêché par le père par crainte de perte du pouvoir ?

–> ruptures successives (Cronos contre Ouranos, puis Zeus contre Cronos) pour instaurer ouverture spatiale et temporelle vers le futur = générations successives, couple divin, avec toujours la menace d'être détrôné : tentation/tentative pour Zeus de figer le temps dans un ordre immuable, de fermer l'espace (par la répartition des pouvoirs) ?

–> seule solution pour réintroduire ouverture (= cavité = vie, cf. ci-dessus) : rivalité avec Prométhée aboutit à séparation de l'homme, inférieur aux dieux donc pas dangereux, et à la fabrication de la femme, créature des dieux donc contrôlée, miniaturisation de Gaia (dans les deux sens du mots : puissance de donner la vie mais en plus petite et en moins puissante).

Situation d'arrivée :
Pouvoir des dieux établi définitivement sur les hommes :
• coupure qualitative irréversible entre hommes et dieux : nature différente (mortel ≠ immortel), existence autonome (travail ≠ vie festive), soumission aux dieux (rôle fonctionnel du mythe de Prométhée, expliquer le rite du sacrifice)
• réintroduction de la puissance de fécondité mais contrôlée et seconde (Pandora créée après l'homme) par deuxième coupure qualitative : femme n'a ni même nature ni même origine que l'homme (il est là donné « naturellement », elle est fabriquée après-coup – cf. création indo-européenne du genre grammatical féminin comme sous-partie du genre animé) ?

–> Double relation asymétrique et hiérarchique :
dieux > hommes : de la convivialité initiale à la soumission ;
hommes > femmes : pas de travail ni de soucis partagés, c'est la femme qui est cause du travail et des soucis.

"Masculin et féminin rassemblent dans le texte chaque fois un faisceau de caractères divers ; l'accouplement signifie alors l'implication réciproque de ces ensembles de traits et le fait qu'ensemble ils dessinent et stabilisent l'existence mortelle : l'homme doit à la fois travailler, grâce à la survie que lui offre le feu prométhéen, et perdre le fruit de son travail, à cause de Pandora, mais l'espoir d'avoir un enfant le pousse à accroître son bien, afin de le lui laisser et pour que son fils soit en mesure de le nourrir quand il sera vieux ; aucun terme n'est pensable sans l'autre, le feu et Pandora sont indissociables. […]
Pour les mortels la vie ne sera plus jamais donnée, mais toujours à tirer de l'obscurité creuse de la terre et de la mère, dans un mouvement qui répète la production des êtres par Gaia à partir de ses propres cavités… […].
Les hommes dont la survie provient du dehors, n'ont à proprement parler pas de nature. Leur existence est dès lors définie comme une tâche. […] Objet fabriqué, Pandora est une figure de ce travail lui-même."

Pierre Judet de La Combe, Le métier du mythe (Septentrion, 1994), p.289-299.

DONC : constitution des rapports de force entre des êtres antithétiques :
• la femme est créée comme punition pour l'homme qui a osé défier les dieux = elle est un « objet » créé par les dieux dont elle signifie et rappelle le pouvoir ;
• elle séduit et trompe l'homme, qui y prend du plaisir et qui ne peut l'éviter ;
• il est voué à produire, elle à consommer ;
• elle est un danger pour l'homme, mais en même temps indispensable à sa survie (cf. femme fatale – voir le film d'Albert Lewin, affiche ci-dessous) ;
• elle a du pouvoir mais moins que l'homme qui a le pouvoir = remplacement d'un ancien ordre matriarcal par un système patriarcal (indo-européen) mais avec ses limites : la relation à l'altérité est décidément problématique.

Film d'Albert Lewin, 1951


© Association orléanaise Guillaume-Budé


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