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LE VIRGILE TRAVESTI

par JACQUES MOREAU


@LIVRE X

Rappel de la situation de Turnus sorti du Tibre.

Laissons Turnus sur le rivage,
Mettre l'ordre dans son ménage,
Donner du pain à ses valets
Et faire panser ses mulets.
Encor faut-il le laisser libre
Pour dégorger les eaux du Tibre,
Qu'il avala le traversant,
Pour éviter le trait perçant
D'un ennemi, dans sa poursuite
Ne cherchant qu'à demeurer quitte
Des croquignoles que Turnus
Avait donnés, s'étant intrus
Dans le fort de la gent Troyenne,
Où, de son autorité pleine,
Il avait sali tous les draps
Et bien malmené les soldats,
Jusqu'à leur manger leurs éclanches.
Parlons d'autres paires de manches
Et laissons là le Rutulois
Se délasser de ses exploits.

Jupiter convoque une assemblée des dieux pour les inviter à la concorde et leur reprocher de s'acharner sur les Troyens. (1-16)

Un Suisse à manteau d'écarlate,
À grande toque, à manche plate,
Qui ne fut onc un ventre à jeun,
Mais grand destructeur de petun,
De Jupiter le domestique,
Gardant la céleste boutique,
Autrement le palais des dieux,
L'ouvrit et fit voir à nos yeux
Un échantillon manifeste
De la Divinité céleste.
Mercure, le porte-poulet,
Le maquignon et le valet
Du grand Jupin pour l'aventure,
La veille fut (c'est chose sûre)
De porte en porte chez les dieux
Les prier, d'un air gracieux,
De se trouver à l'assemblée
Pour entendre la ratelée
Que son bon maître et son Seigneur,
En tout bien, même en tout honneur,
Leur destinait pour maléfice,
Qu'aucuns d'eux avaient par malice
Commis contre les Phrygiens,
En les traitant comme des chiens,
Et leur faisant fatale guerre,
Tantôt sur mer, tantôt sur terre.
Jupin arriva le premier,
Fit, entrant, signe à son portier
D'ouvrir les battants de la porte
Pour que la divine cohorte
Entrât de front, non de biais,
Dans ce magnifique palais,
D'où Jupin, assis sur son aigle,
Remarquait tous les tours d'espiègle
Des Troyens rangés dans leur fort,
Contre le téméraire effort
De la Rutuloise canaille,
Qui nuit et jour cherche et travaille
À chasser du pays Latin
Ce distillateur d'eau de plantain, [ce pleurard]
Ce vrai diminutif de Troie,
Ce picoreur, ce rabat-joie,
Et tous ces proscrits de Troyens,
Tous gens d'honneur, je le soutiens.
Les dieux ayant avec prestance
Dans leur place pris leur séance,
Jupiter cracha, se moucha,
De son mouchoir son nez torcha,
Où ce dieu logea ses lorgnettes,
Ses besicles ou ses lunettes,
Pour examiner si les dieux
S'étaient tous rendus dans ces lieux.
Voici le ton et le ramage
Qu'il tint à si noble assemblage :

« Mes amis et mes bons parents,
Mes confrères et mes enfants,
Car parmi vous de mon lignage
Je vois chez moi plus d'un plumage,
Je veux tous vous homéliser,
Un tantinet vous dépriser ;
Puis, d'un certain rapatriage,
Vous régaler après l'orage.
Pourquoi tant de fâcheux soupçons
Parmi vous et de trahisons ?
Tout ainsi qu'une bourgeoisie
Se divise par jalousie,
Pour se choisir maire ou consul,
De même, selon mon calcul,
Je vous vois l'âme divisée,
Et, qui pis est, subtilisée
À traverser ces gens de bien,
Ces chétifs malheureux Trovens.
Mes desseins sont donc des sornettes,
Et mes défenses des gazettes ?
On se rit de mes actions ;
Plus de subordinations
Pour moi, Jupin, votre bon maître ?
Jarnicoton, l'on va connaître
Si j'entends à me soutenir,
Et les mutins des mieux punir.
J'avais défendu sur la vie
Que l'on ravageât l'Italie,
Que l'on s'armât contre Æneas,
Des pauvres Troyens le soulas
Et je verrai Latine engeance,
Au mépris de cette défense,
Morguer les Troyens dans leurs forts,
Faire, par d'utiles efforts,
À ces bonnes gens pleine guerre,
Sans appréhender mon tonnerre !
Allez, je saurai quelque jour
Vous tous mettre au mastigadour ! [mors pour faire écumer]
Et d'où vient donc cette discorde ?
Pourquoi gens de sac et de corde
Sont-ils par des dieux protégés,
Soutenus et même vengés ?
Dites-moi donc qui vous excite,
Qui vous divise, et qui suscite
Tant d'affreux et fréquents combats,
Quand Jupiter n'y consent pas ?
Je sais qu'un jour sur cette terre
On verra dangereuse guerre,
Quand un certain jeune animal,
Je me trompe, c'est Annibal,
Sortira des murs de Carthage,
Et se fera faire un passage
Tout au travers du mont Cenis,
Du l'Hotaret, du Mondovi,
Des Alpes, montagnes affreuses,
À passer toujours dangereuses,
En été tout comme en hiver,
Pour porter la flamme et le fer,
La mort, le désespoir, la rage,
Dans la ville et dans le village
Du Romain, ne s'attendant pas
À se trouver tant de tracas.
Alors je permets le ravage,
La discorde avec le pillage ;
Mais aujourd'hui je veux, morbleu !
Qu'on m'obéisse un petit peu.
Pas tant de remuement, de grâce,
Si l'on ne veut que je ressasse,
Au premier bruit, au premier vent,
Comme il faut le contrevenant.
Laissez ces échappés de Troie ;
Vivez en paix, vivez en joie,
Surtout fuvez ce vieux dictum,
Concordia rara fratrum. [les frères vivent rarement en concorde]
Suivez l'exemple de vos pères,
Enfin vivez tous en bons frères :
Jupiter vous l'ordonne ainsi,
Et prétend que, pour grand merci,
Vous ferez que la destinée
De cet honnête homme d'Énée
Soit telle que j'ai résolu. »

Ce discours d'un ton absolu,
Mais prononcé tout d'une haleine,
Valait, ce me semble, la peine,
Qu'avec un verre de vin frais
On eût rafraîchi son palais ;
Oui, si monsieur son cher d'office,
De concert avecque le Suisse,
N'eût pas été en rendez -vous
Chez un gourmet, roi des filous,
Des empoisonneurs, c'est le même
Le cabartier l'est à l'extrême,
Car il fraude toujours son vin,
Dont il passe pour assassin.

Vénus reproche à Junon ses manœuvres. et prend la défense de son fils Énée. (16-62)

Vénus, donnant dans l'hyperbole,
Après Jupin prit la parole,
Et, sans tourner autour du pot,
Dit tous ses griefs mot à mot :
« Dieu tout-puissant, lance-tonnerre,
Auteur de la paix et de la guerre,
Sans qui tout homme ne peut rien,
Ni pour le mal ni pour le bien,
Je m'adresse à toi, non à d'autres ;
Écoute donc mes patenôtres,
Puisqu'elles partent de mon cœur,
Tout à mon papa, mon Seigneur.
Tu vois comme le roi Rutule,
Sans conscience et sans scrupule,
Ne craint pas de nous offenser,
Puisqu'il fait sans pitié danser
Le branle de Polichinelle
À mes Troyens, à leur séquelle.
Non, non, c'est une indignité,
Une horreur, une lâcheté,
Mutiler la gent pacifique,
Gens passés docteurs en logique,
En droit civil, en droit canon,
Et non pas en droit d'esponton !
Ce Turnus, juché sur sa pie,
De sa fureur se glorifie,
Et d'aise léchant ses dix doigts,
Il médite encore une fois
D'entrer armé dans cette ville,
Qui sert aux Phrygiens d'asile,
Afin d'y tailler en pleins draps
Jambes et mains, cuisses et bras.
Voyez-vous déjà qu'il se botte,
Tandis qu'un goujat lui décrotte
La rouille de son bouclier,
Qu'il a souillé sur le gravier,
En sortant de cette eau bourbeuse,
Gluante et fort marécageuse ?
Ah ! c'en est fait, tout est perdu,
Il va larder l'individu
De mon cher petit fils Ascagne,
Qui dans le pays de Cocagne
Devait se rendre incessamment
Pour y commander longuement
Un peuple ami de la pistole,
De la guinée et de l'obole,
Du louis d'or, du ducaton,
De la rose et du patagon. [noble à la rose : ancienne monnaie d'or d'Angleterre]
Partout on assomme, on égorge :
Voyez le fossé qui regorge
Du sang de ces braves soldats,
On ne voit qu'assauts et combats
Sur les remparts, sur les courtines,
Dans les angles où sont les mines ;
Sur les glacis, les parapets,
On n'entend que coups de mousquets.
Écoulez les balles qui sifflent.
Même les mourants qui reniflent.
Arrêtez donc ce fier Turnus,
Ce grand fabriqueur de Malchus, [ce grand coupeur d'oreilles, comme dans les évangiles]
Aussi bien que ce Diomède
Qui le devance et le précède,
Et qui tous deux ont résolu
De mettre enfin un dévolu
Sur le bénéfice d'Énée…
Je frémis à cette pensée,
Il ne leur reste plus que moi,
Qui suis votre fille, grand roi.
Souifrirez-vous que l'on m'attaque ?
Que jusqu'en mon port ou baraque ?
Qu'on entre à grands coups d'aviron
Dans ma rade et dans mon giron ?
Que si notre pieux Énée
Architecte sa destinée
Pour la cheviller en ces lieux
Sans l'ordre du maître des dieux ;
Ah ! j' y consens, qu'on l'enchevêtre,
Qu'on le nasarde comme un traître,
Qu'il soit partout vilipendé
Et par ses Troyens lapidé ;
Enfin, que sa triste figure
Soit toujours sujette à l'injure ;
Que dans son fort, sur ses remparts,
Il soit accablé de brocards ;
Que sur mer il vogue sans voile,
Et qu'il couche à la belle étoile.
Mais, si l'oracle des destins,
Les dieux célestes, les marins,
Et ceux de ces royaumes sombres,
Tous faits pour tourmenter les ombres ;
Bref, si Jupin a résolu
Qu'il prendroit Latins à la glu,
Qu'il en serait un jour le maître,
Qui de vous ose ici paraître
Réfractaire à sa volonté,
Sans commettre une impiété ?
Rappellerai-je la grillade
De ses vaisseaux dans une rade ;
Le froid qu'il eut pendant l'hiver,
Les périls qu'il courut sur mer,
Ou quand ce boursouflé d'Éole
Lui fit faire la cabriole ?
Alors je crus qu'un esturgeon
Le goberait comme un vairon.
Rappellerai-je l'ambassade
De cette Iris, cette maussade,
Les fureurs de dame Junon
Complotant avec Alecton.
Cette impitoyable Furie
Qui met en cendre l'Italie,
À la besace les Troyens,
Et fait triompher ces vauriens ?
Si cette envieuse de pomme, [pomme d'or jetée par la Discorde aux noces de Thétis et Pélée]
Cette Junon, je vous la nomme,
Ne consent pas que le Latin
Soit faufilé par le Destin
Avac cette race Troyenne,
Que voulez-vous qu'elle devienne ?
Mettez-la sous votre manteau,
Vous lui conserverez sa peau
Du moins, ou détournez I'orage
De la fureur et de la rage
De votre femme et votre sœur,
Pour mes Troyens porte-malheur.
Rendez-moi le petit Ascaigne :
Reine (du pays de Sardaigne,
Non), mais d'Amathonte et Papho,
De Cythère et non de Lesbos,
Soit là, soit dans mon Idalie,
Dans mon palais toute sa vie,
À lire et croquer le marmot
Je l'occuperai comme un sot,
S'il faut qu'il quitte la rapière
Et qu'il soit un la Dindonnière ;
Après que les Carthaginois,
Les Maroquins et les Chinois
Viennent de loin donner l'aubade
Aux Itales, gens à gambade,
Hypocrites tartufiés,
Modestement mortifiés.
À quoi sert à ma géniture
D'avoir conservé sa figure,
D'avoir évité les dangers
Des bancs de sable et des rochers,
D'Éole les fréquentes frasques
Et des mers les tristes bourrasques,
S'il ne peut dans ce continent
Trouver place pour son ponent ? »

Junon répond à Vénus. (62-99)

– Trêve, trêve de raillerie !
Répondit Junon en furie ;
C'est bien à vous de raisonner,
De commander et d'ordonner,
Vieille folle de suborneuse,
De soubrette, de raccrocheuse !
Attaquer la reine Junon
En face de son vieux barbon
Est une punissable injure
Au moins digne de flétrissure.
Mais que vient chercher si matin,
Ton fils dans le pays Latin ?
Parce que la folle Cassandre
Lui fit jadis fort mal entendre
Qu'il y planterait son piquet,
Y ferait trotter son criquet,
Comme un capitaine Fracasse,
Ce benêt d'Énée a l'audace
De faire la guerre à Turnus ;
De s'emparer comme un intrus
De la montagne et de la plaine,
Des terres son futur domaine ;
De venir voler ses chapons,
Ses bœufs, ses vaches, ses moutons,
De faire à ses troupeaux la guerre,
De couper tous ses grains sur terre,
D'édifier un arsenal
Au milieu du pays natal
De ce pauvre prince Rutule,
Qui vit sans tache et sans macule ;
D'aller sur le mont Palatin,
Sonner le réveille-matin ;
Tandis que son cher fils Iule,
Tranchant déjà du fier Hercule,
Abat Rutulois et Latins,
Et fait bouquer les Laurentins !

Jupiter jure par le Styx qu'il laissera faire les Destins, sans intervenir lui-même. (100-117)

– Paix-là l taisez-vous, bonne bête,
Dit Jupiter, hochant la tête,
C'est parler trop haut dans ces lieux :
Vous en incommodez les dieux ;
Je les entends tous qui mugissent.
Et même ces murs retentissent
De l'éclat de votre discours,
Duquel j'ai dû trancher le cours,
Pour vous donner la patience
D'entendre en repos ma sentence.
Or soyez donc tous attentifs,
Point endormis et point pensifs.
Vulcain, faites taire I'enclume :
Elle m'étourdit et m'enrhume ;
Et vous, qu'on écrive, greffier,
De bonne encre et sur bon papier !
Puisqu'on ne peut faire alliance,
Lier aucune intelligence
Entre Troyens et Rutulois,
Sans recueillir ici les voix,
L' Altitonnant, comme un bon père,
Les traitera de la manière
Que d'eux-mêmes ils se traiteront ;
Par là, morbleu ! les choses iront
Comme elles pourront, je le jure
Par le Styx, sans être parjure.
Parafé, ne varietur. »

Après ce jugement obscur,
Jupiter descendit d'un lrône
D'ivoire peint en rouge et jaune ;
Puis tous les dieux firent les frais
De le mener dans son palais, [ad limina ducunt, 117]
Où la nappe se trouva mise.
Là chacun en prit à sa guise,
But son vin à tirlarigot,
Toujours à l'aide du bon mot.

L'assaut des Rutules a repris et les Troyens faiblissent. (118-146)

Mais quittons les dieux pour la terre,
Et voyons comme va la guerre.
Tout est en feu ; le long des murs,
On n'entend que des cris obscurs,
Des blasphèmes et des injures,
Ce n'est que coups, qu'égratignures,
Sabres en l'air, clairs, reluisants,
Que tons plaintifs et languissants.
Les Troyens, privés d'espérance,
Déterminés à la défense,
Ainsi que des frères frapparts
Étaient rangés sur leurs remparts,
Attachés comme des punaises,
Bien éloignés d'avoir leurs aises.
Tymette, fils d'Icétaon,
Le vieux Tybris, Cassor, Hémon,
Asius, le seul fils d'Imbrasse,
Avec l'un et l'autre Assarace,
À la pâte mettaient la main,
Et faisaient présent du levain
À celte race Rutuloise,
Scélérate autant que sournoise.
Clarus, et les deux Tarpédons,
Tous deux maîtres porte-guignons,
Au premier rang avec rudesse,
Aussi bien qu'Acmon de Lyrnesse,
Jetaient, mais jetaient de bon cœur,
Des pierres d'énorme grosseur.
Ascagne avait ôté son casque,
Portant en main tambour de basque,
Pour solliciter le soldat
À bien soutenir le combat.
Son teint frais comme la framboise,
Ses cheveux de couleur d'ardoise,
Attachés d'un anneau d'or trait,
Faisaient d'Adonis le portrait.
Près de lui le vaillant Ismare,
Décochant traits, criait : « Tarare !
Vous nous attraperez demain,
Mais ce n'est pas le plus prochain. »
À cette attaque était Mnesthée,
Fier de son ardeur effrontée,
D'avoir chassé, la fourche au cul,
Turnus, comme un franc lanturlu. [un homme de rien, qu'on envoie promener en disant lanturlu]
Capis, fondateur de Capoue,
Au nez leur jetait de la boue,
Éclaboussait leurs bataillons,
Jonchait de blessés leurs sillons,
Avec beaucoup d'irrévérence ;
Il était sur une éminence,
Commandant le camp ennemi,
Qu'il éborgna presque à demi.
Cet assaut pressant, redoutable,
Parut aux Troyens soutenable,
Et Maron, qui n'est pas un fat,
Sur cela dit : bon chat, bon rat.

Énée a quitté Palantée et revient sur un navire par le Tibre après avoir conclu alliance avec Tarchon roi des Étrusques. (147-162)

Mais quel tracas sur la rivière,
D'où vient ce bruit, cette lumière ?
C'est une flotte, apparemment :
Je la connais au maniement
De la rame qui frappe l'onde.
Peste ! elle porte bien du monde,
Car le chamaillis est fort grand.
Quel est ce bruit ? il me surprend.
Ah ? Dieu vous gard', messire Énée ;
Vous quittez enfin Palantée,
Évandre et le mont Palatin,
Pour nous venger du Laurentin !
Vos gens vous croient sans vergogne
De leur laisser tant de besogne,
Tandis que, prenant vos ébats,
D'eux vous faisiez si peu de cas.
Vous trouverez bien du mécompte,
À votre dam, à votre honte,
Quand vous serez dans votre fort,
Contre qui l'on fait grand effort.
Dieu bénisse votre venue !
Yous venez de faire recrue ;
A-t-on pris parti de bon cœur ?
Parlez-nous en homme d'honneur :
L'enrôlement est-il valable ?
Avez-vous mis argent sur table,
Ou la pistole dans la main ?
L'aurait-on reprise sous main ?
Mais voyons un peu votre suite :
Elle est légère, et marche vite ;
Vous galopez dessus les eaux,
Mieux que si c'était sur chevaux.
Malpeste, je vois des bagages,
Des vaisseaux, voiles et cordages,
Des paquebots, des brigantins,
Des yachts et des Levantins.
N'auriez-vous pas quelques machines
À gros ventre, à longues échines,
Du fait d'un quidam, mais point sot,
Qui parut, non sans dire mot,
Même qui fit grand tintamarre,
Nul effet, petite bagarre,
Mais qui fit dire à Saint-Malo,
Sed libera nos a malo.
Si la mèche était éventée,
Qu'on ferait bonne picorée !
Ou si corsaire était Turnus,
Il vous riflerait rasibus,
Ou brûlerait ribon ribène, [à quelque prix que ce soit, nonobstant toute résistance]
Et vos vaisseaux et leur antenne,
Et les avirons et les mâts,
Et les voiles et les soldats.
Chut, point de bruit : il est à terre,
Cherchant à mettre sous sa serre
Les Troyens et leurs ducatons…

Mais retournons à nos moutons,
Et voyons d'où notre bon Gille,
Ou notre piteux de Virgile,
Pour vous toujours fort complaisant,
Vous fait sortir pour le présent.
Comme il vous sait homme d'exemple
Il vous fera sortir d'un temple,
Peut-être d'un enterrement,
Pour vous y faire largement
Pleurer à votre fantaisie,
Puisque c'est là sa frénésie.
Serait-ce d'un autel ? mais non,
C'est du camp du prince Tarcon,
Ce fameux roi de I'Étrurie,
D'où nous vient le mot d'écurie,
À cause de ses beaux haras,
D'où sortaient chevaux à poil ras
Grand, gros, gris, noir, alzan et pic,
Aïeux de ceux de Normandie,
Qu'on appelle chevaux Normands,
Pères des vrais chevaux Morvans,
D'où sans contredit vient la morve.
Mais comment rimer avec orve ?
Allons toujours notre chemin,
Nous rimerons bien mieux demain.
Ce Tarcon vous fit-il bien boire ?
Occupa-t-il votre mâchoire ?
Quand vous entrâtes dans son camp,
Parlâtes-vous bien hardiment ?
Aux yeux n'aviez-vous point de larmes ?
Le cœur était-il sans alarmes ?
Ne vous faisait-il point tic-tac ?
Vous présenta-t-il du tabac ?
Demandâtes-vous alliance ?
Contre les efforts de Mézence,
Et contre ses préparatifs,
Qui sont presque tous relatifs
À notable déconfiture
De vos Troyens par la brûlure ?
Avez-vous bien dépeint Turnus,
Tranchant du fier Vitellius,
Qui ne garde pas poires molles
À vos vaisseaux, vos banderoles ?
Parlez donc, sire le béat,
Voulez-vous passer pour un fat ?
Votre raison dans le voyage
Aurait-elle bien fait naufrage ?
Un peu plus de civilité,
Et beaucoup moins de gravité !
Mais vous avez bien fait, je pense,
De vous être mis en dépense
D'aller mendier du secours,
Puisque Tarcon a pour toujours
Établi sous votre prudence,
Sagesse, force, expérience,
Un bon millier d'Étruriens,
Pour déconfire Italiens :
Ainsi I'avait prédit l'oracle
De Jupin dans son tabernacle,
Sur son aigle à califourchon,
Les deux mains dedans son manchon.

Énée est revenu à la tête d'une flotte où sont représentés tous les peuples tyrrhéniens et ligures. (163-214)

Pour bien fêter votre venue,
Permettez qu'on passe en revue
Un si gentil convoi naval,
Troupes de pied et de cheval,
Les généraux, les blanchisseuses,
Ingénieurs et ravaudeuses,
Les vivandiers, les margajats,
Les fouille-aux-pots, semi-soldats.

Le beau vaisseau que monte Énée !
Mais, pour la Méditerranée,
Il me paraît trop haut de bord.
Trop grand, trop gros, trop fier, trop fort.
Comment ! il est percé d'avance,
Pour soixante canons, je pense ;
Au moins je vois soixante trous,
Pour les mettre et les loger tous
À leur venue, à leur naissance.
C'est un vaisseau de conséquence.
Muse qui prenez vos ébats,
Ouvrez-moi… non, ne m'ouvrez pas,
De I'Hélicon la grande porte:
Quoique je n'y sois qu'un cloporte,
Qu'un insecte, qu'une fourmi,
Demeurez dans votre pouilli !
Prenez-vous-en à ce Virgile,
À ce béat, cet imbécile,
Qui vous assigne à tout moment,
Et vous fait un commandement
De venir au bout de sa plume,
Si peu cet écrivain présume
Tirer quelque chose de bon,
Pour faire fleurir son jargon.
Voyons pourtant ce qu'il demande
Par cette dernière légende :
N'est-ce pas les noms et les biens
De ces fameux Étruriens,
Grands amateurs de la guinée
Qui vinrent au secours d'Énée ?
Sans être sifflés du vallon,
Vous saurez la force et le nom
De ce qui tient telle boutique.

Primo, c'est le prince Massique, [Massicus princeps, 165]
Flottant d'un air de majesté,
De valeur, d'intrépidité,
Sur les flots salés de Neptune,
Quoiqu'il ne marche qu'à la brune.
Le Tigre est le nom du vaisseau
Sur lequel il fend si bien l'eau.
Il est chargé de mille casques,
Portés par gens drus et fantasques,
Que Cozès avec Clusium
Ont donné pour Lavinium.
Abas montait un gros navire
Peint en or, azur et porphyre,
Ayant en poupe un Apollon
Tenant en main un violon.
Il avait de Popalonie
Amené bonne compagnie
Le tout montait bien à neuf cents,
Bien armés, en habits décents,
Portant baudrier de chenille, [bout de passement ornant les baudriers]
Casaque brodée à l'aiguille,
Des brodequins faits de rubans,
Et de la frange sur les gants.
Asylas fut élu de Pise,
À cause de sa vaillantise,
Pour gouverner mille soldats,
Servis par autant de goujats
Qu'on appelait porteurs de lance.
Cet Asylas eut connaissance
Des astres, du chant des oiseaux,
Des entrailles des animaux,
Quand la poule avait la pépie,
Comme on arrêtait la roupie,
Quand ses valets buvaient son vin
Et fatiguaient son guilledin ; [cheval hongre d'Angleterre, très rapide]
Bref, il eut l'art de prophétie,
Et sut mieux la nécromancie.
Astur, surnommé le charmant
Par Maron, qui jamais ne ment,
Se confiait en son adresse,
Sa légèreté, sa vitesse ;
En député de Vaugirard,
Qui de quatre faisait le quart, ["Les députés de Vaugirard qui viennent en corps et ne font qu'un"]
Suivait le dévot sire Énée
Pour apprendre à faire menée.
Les Cériens, Graviciens,
Les Pyrgiens, Lyguriens,
Faisaient entre eux petite troupe
Et ne montaient qu'une chaloupe.
N'aurai-je donc pas bientôt fait ?
Peste ! j'oubliais le plumet
D'un certain drille de Cupave
Portant un teint de betterave,
Plumes de cygne à son bonnet,
Et le maintien d'un lansquenet.
Son vaisseau, nommé le Centaure,
Voguait sans craindre la rémore,
Monté par cent trente gaillards
Accoutumés à lancer dards.
Œnus n'avait qu'une brigade
Bonne pour la carabinade,
Même pour les enfants perdus,
Tant ils étaient allègres, drus,
Et paraissaient d'humeur fort libre.
Cet Œnus était fils du Tibre
Et de la sorcière Manto ;
Mais, quoiqu'il n'eût pas un zéro,
Il donna des murs à Mantoue,
De limon, de bois et de boue ;
Pourquoi tourner autour du pot ?
De galandage c'est le mot.
Avec cette belle chemise,
Elle ne craignit plus la bise.
Du Mantouan sous Mincius,
Très grand ennemi de Turnus,
Comme de son ami Mézence,
Cinq cents hommes porteurs de lance,
Vêtus de peaux de louveteaux,
Et tous couronnés de roseaux,
Marchaient avec effronterie,
Méditant quelque espièglerie
Ou quelques tours d'Italiens,
Pour venger ces pauvres Troyens.
Aulètes, à l'arrière-garde,
Avait mis un bon corps de garde
Ambulant sur deux gros vaisseaux
Commandés par deux généraux.
Il avait pris pour sa devise,
En poupe, un Triton sans chemise
Large d'épaule et fort velu
De la tête jusques au cul.
De par les dieux et les déesses,
Muse, sans chercher de finesses,
J'ai rangé les Étruriens,
Les Mantouans, les Cériens,
Suivant avec grande allégresse
Le réservoir de la finesse,
Ou le grand chef des Phrygiens,
Ce réconfort de tous Troyens.
Je croyais n'y pouvoir suffire,
Et j'étais près de me dédire
D'avoir morgué votre secours
Dans un trajet de si long cours ;
Mais, serviteur, belle Uranie,
J'ai bien fini ma litanie.
Comptons à présent les vaisseaux :
Trente voiles fendent Ies eaux
Pendant la nuit, au clair de lune ;
S'ils sont soutenus de Neptune
C'est ce que dans peu l'on saura,
Et que la suite nous dira.

Pendant cette navigation les nymphes marines, ses anciens vaisseaux, lui apparaissent et l'informent du danger que courent les Troyens. (215-245)

Æneas routait par le large,
Assez éloigné de la marge
Ou du rivage de la mer,
Ayant près de lui pour alfier [porte-enseigne]
Pallas, fils unique d'Évandre,
Qu'il parut étonné d'entendre
Badiner autour de son bord.
Il crut être dans quelque port
Quand il aperçut des Naïades
Faire sur mer mille gambades,
Danser autour de ses vaisseaux,
Et flûter sur des chalumeaux,
Avec beaucoup de mélodie,
Les plus beaux endroits de sa vie.
Ces Nymphes en chantant nageaient,
Et devant le convoi voguaient,
Quand la belle Cymodocée,
De vive éloquence douée,
En fit montre au bon Æneas,
De veiller, fatigué, fort las,
Comme de gouverner les voiles,
Les mâts, les cordages, les toiles :
« Dormons-nous, prince, ou veillons-nous ?
Dit l'une ; nous connaissez-vous ?
Et savez-vous bien qui nous sommes ?
– Parbleu ! vous n'êtes pas des hommes,
Répondit Énée en courroux.
– De par Jupin, rassurez-vous,
Lui répliqua cette Naïade ;
Nous avons manqué la grillade
Dont on a voulu nous régaler
Le Latin, voulant nous brûler
Avec de grands flambeaux de paille
Qu'en main portait cette canaille.
Cybèle, la mère des dieux,
Qui partout les suivait des yeux,
Nous donna contre la brûlure
Vite cette aimable figure.
Qui fut trompé ? ce fut Turnus ;
Il en devint des plus camus,
Car il nous vit sur le rivage
Et nous entendit chanter rage,
À contre-poil psalmodier,
Et fièrement l'injurier.
Il nous appela des grivoises,
Des ponts-neufs, des fines matoises,
De ces filles, et cætera,
Qui, pour cinq sous, feraient cela.
Cependant ton petit Iule,
Prêt à tomber dans la bascule,
Dans ces murs est environné
Et du Rutule espionné.
Il a soutenu comme un diable
Un assaut presque insoutenable,
Où ces fendants, ces garnements,
Ont tué force jeunes gens,
Dont il gagna grand mal de ventre ;
Or ce mal ne vaut pas le diantre,
Et vaut encor moins que bibus, [moins que rien]
Si c'est un cholera morbus.
Déjà l'on voit de !'Étrurie
La nombreuse cavalerie
Qui se joint aux Arcadiens
Pour le secours de tes Troyens.
Mais ce songe creux de Rutule,
Ce Turnus hardi comme Hercule,
Veut leur lâcher un lais courant
Pour les prendre tous au battant.
Va, dès que tu verras l'aurore,
Tandis qu'ils dormiront encore,
Arranger et mettre sur pied
Les troupes de ton allié.
Surtout prends ton invulnérable,
Ton bouclier impénétrable,
Qu'a forgé de sa noire main
Le dieu des forgerons, Vulcain.
Va ! jamais le pieux Énée
Ne fera si bonne journée
Que celle qu'il fera demain. »

Après quoi, poussant de la main
Le vaisseau de ce capitaine,
Elle courut la prétentaine,
Fit quatre tours de baladin,
Parla, chanta périgourdin,
Dansa bien mieux qu'une Sirène
Des bords renommés de la Seine,
En levant son vertugadin ;
Puis elle disparut soudain,
Prenant la route de Falaise,
Mais laissant le Troyen bien aise.

Énée fait une prière à Cybèle pour demander son aide. (246-256)

Son bord, plus vite que le vent,
Faisait un mille en un moment,
Pendant qu'avec beaucoup de zèle
Il fit sa prière à Cybèle :
« O toi ! dit-il, qui de sapin
Me régala, moi, galopin,
Quand je fis bâtir une armée
Pour la mer Méditerranée ;
Toi, la mère de tant de fieux [fils]
Dont les moindres sont semi-dieux,
Sauve-moi de ce labyrinthe ;
Je te promets de payer pinte
À la première occasion,
Pour la boire à l'intention
De si généreuse Déesse.
Tu vois qu'on talonne et qu'on presse
Mon fils Ascagne dans son fort :
Sans doute il n'est pas le plus fort.
Fais que je prenne sa revanche ;
D'une dinde grassette et blanche
Je régalerai ton docteur
Ou ton grand sacrificateur.
Pour toi, je te donne en mémoire
De cette future victoire,
Que je dois bientôt remporter,
Ce qu'un laquais pourra porter
(Avec l'appareil d'une offrande)
De bon tabac de contrebande,
De bergamote ou mille-fleurs,
Ou de quelques autres odeurs ;
Plus, un demi-cent d'écrevisses,
De porcelaine deux services,
Des tablettes de vrai chagrin,
Une cage avec un serin.
Mais fais donc, puisqu'il faut me battre,
Et que l'on n'en veut rien rabattre,
Dans la boutique du Destin,
Que j'extermine le Latin,
Que je me transplante en sa place,
Que je remplume ma besace
Des restes ou des défructus
De ce roitelet de Turnus ;
Permets que je le trousse en malle, [maltraiter, expédier promptement]
Ou qu'il soit mis à fond de cale. »
Maron dit que ce lime-sourd [lime-sourde : hypocrite, sournois]
En cet endroit demeura court. [tantum effatus, 256]

Au lever du jour, Énée exhorte ses soldats ; il va les faire débarquer face au camp des Troyens assiégés. (256-266)

Cependant, fendant le nuage,
Apollon entrait en voyage,
Et commençait à déboucher
Vis-à-vis l'endroit du coucher
Du grand falot de ce bas monde.
Déjà son char sortait de l'onde…
Mais pourquoi prendre ce détour
Pour dire qu'il était au grand jour ? [dies fugarat noctem, 257)
« Soldats, dit le bonhomme Énée,
Voici cette grande journée
Où je dois cueillir des lauriers
Aux dépens de ces lévriers.
Faites valoir votre courage ;
Surtout point de patelinage :
Défendez-vous en gens de bien,
Qui comme moi ne craignez rien.
Après, foi d'un homme d'épée,
Vous aurez la franche lippée,
De marauder permission
En pays de promission.
Tenez-vous prêts pour l'abordage,
C'est où sera Je grand carnage.
Soyez tous fermes comme un roc,
Faute d'armes prenez un croc
Pour vous garantir des taloches
De ces vrais chercheurs d'anicroches.
Je vois déjà le camp Troyen,
Qu'en échec tient l'Italien,
Qui leur fait manger maigres soupes.
Amis, disposez vos chaloupes ;
Marchez en ordre, allez de front
Les forcer de faire faux bond.
C'est bien à la gente Rutuloise
De s'aviser de chercher noise
À tant de braves citoyens,
Sans feu, sans lieu, même sans biens ! »

Là-dessus il fait voir son casque,
Au Mantouan, au Bergamasque,
Et prend en main son bouclier
Que lui portait son écuyer.
Il fut aperçu des murailles,
Dont chacun faisoit des gogailles :
La femme en grisa son mari,
Pour mieux jouir du favori ;
Et Ia fille, dans ses goguettes,
En fit les bons tours des coquettes ;
On en dansa branle de Metz.
On en fit de fort bons banquets.
Tout s'en mêla jusqu'aux servantes,
Qui n'en furent que plus fringantes ;
Bref on en fit le conte bleu,
En s'épanouissant un peu.

Parlant du bouclier d'Énée,
Virgile en sa verve échauffée
Fait certaine comparaison,
Assez de mise et de saison,
Pour me divertir sans scrupule
Il en fait une canicule, [clipeum ardentem, 261 ; umbo aureus vomit ignes, 271]
Mauvaise constellation,
Traînant toujours contagion,
Comme le pourpre ou bien la peste,
Ce qui me réjouit de reste,
Flatte, et me dilate le cœur,
Et relève ma belle humeur.

Turnus voit les navires des Troyens qui abordent ; il se prépare au combat. (267-286)

Turnus, au bruit de la fanfare,
Du remuement, du tintamarre
Qui charivarisait sur l'eau,
Aussitôt s'écria : « Tout beau !
De la mer est-ce donc la fête,
Pour que poissons lèvent la tête,
Fassent courbette et tant de bruit ?
Qui jamais tant en entendit ;
Quoi donc, sur l'aquatique rive
Est-ce qu'on lave la lessive ?
Oh ! parbleu ! monsieur le poisson,
Je veux vous mettre à la raison.
Comment ! les turbots et les soles
Viendront nous donner croquignoles,
Et nous troubler dans nos travaux ! »
Mais, lorgnant, il vit des vaisseaux
Et connut, non sans fâcherie,
Que ce n'était pas raillerie ;
Car la flotte gagnait le port
Et commençait à mettre à bord,
Ce qui le fit changer de note
Et sur-le-champ prendre la botte.
Il fit filer ses piétons,
Le long du port vers les pontons
Qu'à bord faisait jeter Énée,
Et fit à grands coups de cognée
Faire des abatis soudain,
Pour défendre tout le terrain
Qui du port était à la ville.
Peste ! c'était un homme habile,
Et qui savait bien son métier.

Dès qu'on eut vu le bouclier
Du chef de la nouvelle Troie,
Le Phrygien marqua sa joie,
Arrangé sur les garde-fous,
Par une grêle de cailloux,
De javelots, de dards, de flèches,
Dont une perça les calèches
D'un général Italien,
Ce qui ne leur fit pas grand bien.
Ils tracèrent un rigoIe,
D'où ces bonnes gens par bricole
Faisaient rouler des pots à feux
Et mille ingrédients sur eux.
Turnus avait quitté sa tente,
Pour s'opposer à la descente,
Qu'il craignait autant que la mort :
Aussi fit-il un grand effort ;
Il harangua sa soldatesque
D'une manière assez grotesque :
« Amis, il faut vaincre, ou mourir
Cent fois plutôt que de souffrir
Que ces gens, ces prétendus braves,
Nous rendent à jamais leurs esclaves.
Du rivage allez vous saisir,
Car vous n'avez pas à choisir.
Vite, que ses pas on redouble ;
Portons la terreur et le trouble :
Voici la grande occasion,
Et la décisive action
Qui doit terminer cette guerre ;
Après cela videz le verre,
Haussez le coude, et buvez bien,
Je ne vous demande plus rien. »
Cela dit, à la courte paille
L'ardent Turnus, vaille que vaille,
Fit lors tirer les escadrons,
Les bataillons, les lancerons,
J'attends par là les porte-lance
Ou les lanciers, c'est même chance,
Pour aller défendre le port
Et peut-être y gagner la mort ;
Car on ne va pas à la guerre,
À dessein de vieillir sur terre.

Énée organise le débarquement ; le navire de Tarchon se renverse en entrant sur le grève ; Turnus s'apprête au combat. (287-307)

Cependant messire Æneas
Pour son profit ne dormait pas,
Il avait la puce à l'oreille,
Puisque d'une ardeur sans pareille
Il fit mettre en mer ses pontons [pontibus, des passerelles, 288]
Et déballer ses bataillons.
Certains, imitant la grenouille
Qui sur les bords de l'eau farfouille,
Patrouillaient en gagnant le port,
Et tout mouillés venaient à bord.
Les uns s'élançaient sur les sables ;
Les autres leur jetaient des câbles,
Qu'ils accrochaient à leurs vaisseaux,
Et se glissaient sans prendre d'eaux.
Là, chaloupe, barque et barquette
Plate, bateau, planche et banquette,
Tout servit au débarquement,
Ce qui se fit en un moment.
Tarcon, connaissant la contrée,
Profita seul de la marée.
La fine lame que c'était !
Pendant qu'au port on débarquait,
Il fit faire une revirade
Qui servit alors d'estacade,
D'où l'on tira sur Rutulois
Drus et menus comme des pois,
Cela veut dire à la poignée ;
Dont il s'ensuivit la saignée
De maints soldats du Laurentin.
Soit que Tarcon eût trop matin
À son bord donné la poussée,
Ou que quelque maligne ondée,
À la requête d'un saumon,
L'eût frappé droit vers le poumon,
Il s'entr'ouvrit et vit son monde,
Au gré des vagues et de l'onde,
Flottant au milieu des débris.

En poussant en l'air de grands cris,
Turnus se déconforte et beugle,
À peu près tout comme un aveugle
Qui vient de perdre son bâton :
Appuyé sur son esponton,
Il fait sonner le boute-selle,
Fait serrer marmite et gamelle,
Abandonner tous les travaux,
Tourner tout court vers les vaisseaux ;
Et, fier comme un prince d'Orange,
Se jette au milieu de la fange
Pour s'opposer par un effort
À la descente dans le port.

Énée commence le carnage : il tue Théron, Lichas, Cissée, Gyas, Pharon ; les sept fils de Phorcus l'attaquent ; Clausus intervient ; mais le combat reste douteux (308-361)

De son côté, messire Énée
Bien commençait sa matinée.
Le grand Théron (qui l'auroit cru ?)
D'un grand coup de pied dans le cul
Fut atteré sur le rivage.
Lycas près de lui faisait rage,
Mais un revers bien appliqué,
Et sur son nez des mieux flanqué,
Le fit suivre son camarade.
Gyas eut pareille accolade,
Cyssée à peu près même sort ;
L'un était grand, I'autre était tort,
Et donnaient à coups de massue
Aux débarquants bonne venue.
Æneas fit un meilleur coup :
D'un trait lancé de bout en bout
Il coupa le chemin des vivres,
Et mit Pharus dedans ses livres.
Ce Pharus était grand parleur,
Grand fanfaron, grand vétilleur,
Qui s'en faisait beaucoup accroire ;
Jugez s'il n'eut pas grand déboire
De se voir couper le chifflet
Par un si vilain camouflet.

Cydon eût eu même piqûre, [infelix Cydon, 325]
Si, par une heureuse aventure,
Il n'eût été bien secouru
Par les sept fils d'un lustucru [un quidam un peu niais]
Nommé Phorcus, de bon parage.
Ces sept grivois, visant l'image
De notre pieux Æneas,
De tout massacrer un peu las,
Lui lancèrent leur javeline,
Dont l'une aurait percé I'échine,
L'autre le cou, l'autre le cul,
Malgré sa force et son écu ;
Mais madame Vénus sa mère,
D'une main hardie et légère,
Sans paraître là toutefois,
Les escamota tous les trois.
Les autres, donnant sur son casque,
Ne firent ni frisque ni frasque.
Achate chamaillait des mieux ;
Chamaillant, il dit au Pieux :
« Vous commencez bien la journée,
Mon très révérend père Énée.
Ces traits rougis du sang des Grecs
Chez Turnus feront des échecs,
Servez-vous-en, je vous en prie.
– Achate, je te remercie »
Lui dit le bon prince Troyen ;
Puis, reprenant hardi maintien,
Ce ne furent que des ruades,
Des coups fourrés, des souffletades,
Des cris affreux ou languissants
Poussés par les agonisants.
Tout se mêla ; dans la mêlée
On vit briller messire Énée,
Lançant un grand dard sur Méon
Lequel perça comme un poinçon
Sa cuirasse, aussi sa rondache,
Et sa poitrine, dont il crache
Son âme avec ruisseaux de sang,
Ce qui le mit au même rang
De ceux qui vont dans l'autre monde.
Numitor, en qui force abonde,
Voulut, d'un coup d'estramaçon,
D'Æneas couper un tronçon ;
Mais il prit Gaultier pour Garguille,
Lui-même passa par l'étrille.

Clausus, jeune et vaillant soldat, [Clausus fidens primaevo corpore, 345]
Qui dans sa tête avait un rat,
Ce que nous appelons folie,
À Driope arracha la vie ;
Son âme, en sortant de son corps,
En cromornant prit ses essors,
Se dissipant comme en fumée,
Dont en trembla toute l'armée ;
Plus, embrocha trois Thraciens
Avec autant d'Ismariens,
Tous à la fois d'une enfilade,
Dont il fit plus d'une gambade :
Six embrochés de bout en bout
Méritaient bien qu'il bût un coup.
Les Arunciens, avec Halaise,
Et Messape, par parenthèse,
Se battaient en enfants perdus,
Traitaient Troyens en choux cabus,
En faisaient des capilotades,
Des saupiquets, des marmelades ; [sauce assaisonnée de sel et d'épices]
Enfin, partout on bataillait,
On rognait, tranchait et taillait,
Ici, l'on se tape, et l'on tue ;
Là, l'on se trémousse et remue,
À qui maître demeurera
Du champ de bataille, et fera
À son concurrent faire gille,
Pour entrer en vainqueur en ville.

Pallas se comporte en héros. (362-438)

Mais voici bien un autre cas :
Ce jeune blondin de Pallas
Qui des premiers franchit la rade,
Non sans quelque estramaçonnade,
Dardant flèches et javelots,
De tous côtés brisant des os,
Vit ses rossignols d'Arcadie,
Belle et bonne cavalerie,
Qui fuyaient devant le Latin
Comme un loup devant un mâtin.
Ne pouvant, comme infanterie,
Éviter la trigauderie
De ce passefin de Turnus,
Plus rusé que ne fut Ninus,
D'une seule pantalonnade,
C'est-à-dire d'une passade,
Ou, pour parler correctement,
D'un pas s'élança brusquement,
Avec grand péril de sa vie,
En traversant troupe ennemie,
Tout au milieu de ces fuyards,
Criant: « Vous êtes des pendards.
Est-ce ainsi que mon père Évandre
Vous apprenait à vous défendre,
Quand, dans son temps, il guerroyait
Et qu'en bataille il vous menait ?
Allons, alIons, prenez courage,
Tâchez de vous faire un passage
Au travers de ce bataillon
Blotti là-bas comme hérisson ;
Par ce chemin en Arcadie,
Notre pays, notre patrie,
Nous irons manger des pois verts,
Boire de nos vieux vins couverts,
Voir un tantinet nos donzelles,
Leur apprendre de nos nouvelles,
Avec elles batifoler,
Pleurer, rire, rossignoIer,
Les mener à la comédie,
Et faire avec elles la vie.
Mais avant, à grands coups de poings,
Il faut balafrer ces sagouins,
Leur en donner à dos, à ventre,
Et les envoyer dans le centre,
J'entends dans le Capharnaüm,
Per secula seculorum.
Vous n'avez point d'autre passage
Qu'en faisant grand remue-ménage
Chez ces malotrus, ces sournois,
Chez ces bigots de Rutulois,
À qui vous ferez mettre nappe
Sur table, malgré leur Messape
Et malgré leurs arrière-bans,
Furent-ils tous des Aldermans ». [officiers municipaux en Angleterre]

Alors Pallas taille-besogne
Tranche partout, entaille et rogne,
Fait fort le cheval échappé,
Montre qu'il n'est pas éclopé,
En se démenant comme quatre,
Tant il appette de se battre. [il brûle de ; latin appetere]
Ses gens le suivaient de fort près,
Faisant à leur tour des progrès.
Lagus, avec sa valetaille,
Accroché dans une broussaille,
Fut atteint d'un coup dans le dos
Qui lui fracassa bien trois os,
Sans compter deux nœuds de l'échine.
Hysbon, sur bête chevaline,
Reçut un coup dans le poumon
Qui lui fit mordre le limon.
Hélénus perdit la lumière
D'un coup qu'il eut dans la vislère.
Achémole fut châtié
Pour avoir autrefois souillé
Le lit de madame sa mère,
Dont le front de monsieur son père
Fut ombragé, tant qu'il vécut,
D'un cimier qui fort lui déplut.
Pallas entrait des mieux en danse,
Tuant, portant mauvaise chance.
Un Larys et Tymber, jumeaux,
Jeunes, dodus, vaillants et beaux,
Ressemblant à l'Amour tout comme,
Ce Tymber fut fait gentilhomme ;
D'un damas fin le fier Pallas
Lui fit voler sa tête à bas,
Ce qui fit dire, c'est dommage
D'assommer tel homme à son âge ;
Mais cela ne l'empêcha pas,
Pour le coup, de passer le pas.
Larys, pour le venger, se cabre,
Et, dans sa main prenant son sabre,
Courut au meurtrier soudain,
Qui, d'un seul coup tronquant sa main
Avec une de ses oreilles,
Fit penser de lui des merveilles.
Après la mort de ces jumeaux,
Il courut à deux grands chevaux,
Traînant une chaise roulante,
Ou bien un char, que je ne mente :
Rhétée était monté dessus,
Il se sauvait avec Ilus,
Et s'allait cacher dans sa tente,
Presque à demi mort d'épouvante ;
Quand cet intrépide Pallas,
D'une main saisissant son bras,
Lui fit faire la dégringole,
Et lui fit passable rigole,
Par où son âme et son esprit
Sortirent, comme il est écrit
Dans le journal ou répertoire
Qui de ce fait apprend I'histoire.
Tout en fut : les Arcadiens,
Les Phrygiens, Étruriens,
Donnaient de terribles taloches
De leurs épieux et de leurs broches,
Et, comme de vrais carabins,
Ils menaient ces pauvres Albins
Sans leur parler, sans dire gare ;
Après cela sonnaient fanfare,
Et recommençaient de nouveau
À jouer des mains, du couteau.

Sur cela, notre bon Virgile,
Des poètes le plus habile,
Fait certaine comparaison
N'ayant ni rime ni raison,
Que je tairai, ne vous déplaise.
D'autre côté le brave Halaise,
Couvert d'écailles de poisson,
Portant en main un saucisson
Fait comme une billevesée, [balle enflée et pleine de vent]
Le jeta comme une fusée
Au nez de Phérès et Ladon ;
Avecque ce grillant brandon,
Il leur grilla grande moustache,
Le poil des yeux, de la ganache, [mâchoire inférieure du cheval, menton]
La cuirasse et le gantelet,
Le casque avec un beau collet
D'un point rebroché dans Venise
Enfin, la veste et Ia chemise,
Tout fut brûlé, tout y passa.
Un peu plus loin il redressa
L'épaule au fameux Démodoque,
Et lui fendit en deux sa toque,
Toque de valeur et de prix,
Piquée en or sur velours gris,
Par sa sœur fort aimable fille,
D'un beau plumage et très gentille,
Pucelle ou non, qu'importe à nous ?
Fruit cultivé n'est que plus doux.
Strimon en fut pour la main gauche.
Thoas, qui fièrement chevauche
Jeune cheval Andalousin,
Entendit sonner le tocsin
Sur la ferraille de sa crête :
C'était d'un caillou sur la tête
Qu'Halaise lui jeta bien fort,
Dont il s'ensuivit promptement mort.
Pallas, voyant ce trouble fête,
Le prit par la manche el l'arrête,
En lui parlant de la façon :
« Un peu trop vite, mon garçon,
Vous menez de mon Arcadie
La fringante cavalerie,
Il faut, sans faire un grand effort,
Que j'apaise votre transport ;
Vous pourriez d'une pleurésie,
Mal aussi grand qu'épilepsie,
Gagner, étant en action,
La mortelle inflammation. »
Cela dit, ce Pallas farfouille
Dans le réservoir à l'andouille,
Aux boudins blancs, aux boudins noirs,
Puis dans les ténébreux manoirs
Le fait aller, comme en furie,
Dire combien de menterie
Il avait dit étant ici.
Ismaon le suivit aussi,
Et comme lui perdit la vie,
Pour lui servir de compagnie.

Cependant le brave Lausus,
Grand général après Turnus,
Des Latins le grand patriarche,
D'abord fit une contre-marche,
En voyant les Italiens
Galvaudés par Étruriens.  [injuriés, maltraités]
À bout portant d'une escopette
Il fit faire triste courbette
Aux preux Abas qui le bravait,
Et qui déjà le bras levait
Pour lui faire grande saignée
Aux quatre ars avec sa cognée, [quatre membres ; latin artus]
Arme qui le suivait toujours,
Sans qu'elle pût sauver ses jours.
Je ne sais si c'est raillerie,
Mais grande on nous fait la tuerie :
On ne voyait qu'Arcadiens,
Que Rutulois et que Troyens,
Mourants ou morts à plate terre.
Les uns juraient contre la guerre,
Les autres demandaient du vin ;
Prières disait le Latin,
Soit chapelet, soit le rosaire ;
L'autre baisait son scapulaire ;
Celui-ci demandait pardon,
L'autre demandait du bonbon.
Pour le rossignol d'Arcadie,
Il faisait triste mélodie.
Le Phrygien, à pleine voix,
Demandait tous ses dieux de bois,
Ou dieux Pénates, c'est le même :
Comme je n'ai pas fait carême,
Je le dirai de bout en bout,
Et cela m'aidera beaucoup.
Enfin, jamais tel tripotage
Ne s'était vu sur ce rivage :
On bourdonnait, on se plaignait,
On mugissait, on rechignait ;
Et cependant, à force égale,
Chacun conduisait sa cabale.
Pallas pressait, mais vivement ;
Lausus s'opposait fortement.
Ils étaient de la même année,
Et je crois de même journée.
Tous deux avaient le teint fort clair,
Et se mettaient du meilleur air ;
Mais, par malheur, leur destinée
À ce combat était bornée.

Turnus est averti par sa sœur, la nymphe Juturne, du danger que court Lausus, fils de Mézence ; il vient affronter Pallas, qui le défie. (439-473)

Comme ces choses se passaient
Et que les Latins commençaient
De prendre poudre d'escampette,
L'histoire dit qu'une coquette,
Princesse au moins sœur de Turnus,
Lui vint recommander Lausus,
Et le prier avec instance,
En lui faisant la révérence
De voler vite à son secours,
Car en lui gisait son recours.
Turnus était sur sa charrette,
Que traînait très maigre squelette ;
À force de coups d'aiguillons
Il la fit franchir les sillons,
Et, tout suant, fendant la presse,
Il arrive, en grande détresse,
Éveillé comme émérillon,
Au milieu d'un gros bataillon :
« Latins, dit-il, faites retraite,
Je veux me battre tête à tête
Avec ce jeune fier-à-bras,
Ce petit morveux de Pallas,
Qui quitte exprès sa Palantée,
Et qui, d'une ardeur éventée,
Vient ici moudre à mon moulin,
Manger mon pain, boire mon vin.
Croyait-il, quittant l'Arcadie,
lci venir à l'étourdie
Jouer du bâton à deux bouts,
Nous perdre et nous abîmer tous ?
Va, va, bientôt pour ma dent creuse,
Tu vaudras moins qu'une macreuse !
Qu'Évandre n'est-il le témoin
Des coups que je vas, sagouin,
Appliquer sans miséricorde ! »
Après cette forme d'exorde,
On vit tracer les Rutulois [couler entre deux terres]
Et les Latins à cette voix.

Pallas, comme un sot, un grand ase,
Parut un moment en extase,
Regardant Turnus fixement,
Puis lui fit ce beau compliment :
« Penses-tu que tes incartades
Et tes lâches fanfaronnades
Intimident un ennemi
Qui ne te voit pas à demi,
Et qui fait consister sa gloire
À te mettre à bas la mâchoire,
Même à te dépouiller tout nu,
Comme un pierrot, un malotru ?
Que si le Destin, au contraire,
Veut que tu fasses l'inventaire
De mes tripes, de mes boyaux,
Et que, succombant sous ta faux,
Ainsi tu me barres la veine,
Je subirai mon sort sans peine ;
C'est dont Jupin sera garant.
Mais finissons ce différend. »
Cela dit, au champ de bataille
Il entra couvert de ferraille.
Le fier Turnus, de son côté,
De sa charrette étant sauté,
Comme un lion tenant campagne,
Que toujours fureur accompagne
Quand il voit de loin le taureau,
Sur lui, l'épée hors du fourreau,
Se jetait à bride abattue,
En gueulant : Au meurtre ! au feu ! tue !
Pallas, au ciel levant les yeux,
Fit cette prière à ses dieux :
« O toi, victorieux Alcide,
Qui sur les conquérants préside,
En mémoire de ce festin
Que fit, sur le mont Palatin,
Mon père Évandre à ton passage,
Faisant joyeux pèlerinage,
Où tu mangeas force bonbons,
Confitures et macarons,
Rôti doré, friand potage,
Où tu bus vin de l'Hermitage,
Protège mes premiers exploits
Et conduis mon bras et mes doigts,
Pour que mon trait jusqu'à l'empenne
Entre dans la vaste bedaine
De cet avaleur de pois gris, [glouton]
Qui voudrait de notre débris
Enrichir sa gent Rutuloise,
Moins brave qu'elle n'est sournoise. »
Alcide ces mots écouta,
En gémit, même en tremblota,
Et, qui pis est, versa des larmes.
Jupin Iui dit : « Le sort des armes
Est un sort tout des plus douteux ;
Aujourd'hui l'on peut être heureux
Et demain se voir en disgrâce.
Hélas ! en si petit espace,
Un homme monte et puis descend :
D'exemples voulez-vous un cent ? »

Après cet essai de morale,
Jupiter dit : « Je m'en brimbale.
Pallas vise droit à sa fin,
Il sera mort demain matin.
D'autres, issus du sang céleste,
Y sont restés : j'en ai de reste
À vous nommer dans mon loisir,
Pour contenter votre désir.
Souvenez-vous des murs de Troie,
De Sarpédon qui fit ma joie,
Qui ne vivait que de biscuit ;
Il y resta, dont bien m'en cuit.
Turnus même est très près du terme
 Où sa rude et brute épiderme
Doit être taillée en lambeaux
À coups de hache ou de couteaux.
De chacun, selon sa portée,
Enfin la vie est limitée. » [omnibus tempus vitae est breve et irreparabile, 467]

Après un rapide combat, dans lequel Jupiter a refusé d'intervenir, Turnus tue Pallas et s'empare de ses dépouilles. (474-509)

Cependant le brave Pallas,
D'un dard grand comme un échalas,
Plus pointu que n'est une broche,
De toute sa force décoche
Un grand coup qui m'aurait fait peur,
Mais qui n'attrapa, par malheur,
Turnus qu'au-dessus de l'épaule,
Lequel se saisit d'une gaule,
On entend bien d'un javelot,
Montrant qu'il n'était pas manchot.
En le lançant, il dit : « Prends garde :
Je vise au baril de moutarde
Avec un dard si pénétrant,
Qu'il va l'ouvrir dans ce moment.
Tu n'en feras pas davantage,
Enfant gâté qui n'es pas sage. »
Et sur cela lance le dard,
Qui fit comme un coup de pétard,
Étendit Pallas sur la terre :
Or, voilà les fruits de la guerre.
Toute l'armée en retentit,
L'Arcadien s'en émeutit,
Le Rutulois en dansa d'aise,
Le Latin en fit un dièse,
Pour accompagner son esprit,
Qui, sortant, comme on me l'a dit,
De son corps par cette rigole,
Fit deux ou trois tons de viole,
Et cinq ou six de clavecin,
Qui résonnèrent dans son sein
Quasi comme la symphonie
D'une leçon de Jérémie.
Turnus, étant grand dégoiseur,
Sur cette mort fit l'orateur,
Et, d'un ton de railleur à gage,
Il mit en œuvre son ramage
À peu près de cette façon,
Du goguenard prenant le ton :
« Arcadiens, tous gens à pendre,
Allez-vous-en trouver Évandre,
 Rendez-lui son cher fils Pallas,
Et n'oubliez point les hélas
Que vous devez à votre maître,
Que je n'ai pas occis en traître.
Rendez-lui son corps. Pour ses biens,
Pour le sûr ils seront les miens ;
Puisque je garde sa goguille,
Son nœud de cravate jonquille,
Sa cuirasse et son baudrier,
Son casque et son gauche étrier,
Le droit étant dans la bataille
Demeuré dans cette broussaille.
Bref tout le reste je saisis. »
Aussitôt pris, aussitôt mis.
Ce qui fit dire à son grand page :
C'est Arlequin trousse-bagage.

Fort chagrin était le Troyen,
Aussi bien que l'Étrurien,
De voir telle fanfaronnade
Après une telle algarade ;
Mais, chut ! bientôt viendra le temps
Où I'on abreuvera les champs
Du sang de ce rude adversaire,
Du Latin l'ange tutélaire,
Le défenseur du Rutulois,
Et des princes le plus matois.

Apprenant la mort de son jeune ami Pallas, Énée fait grand carnage des Rutules. (510-605)

D'abord la prompte Renommée,
À babiller accoutumée,
Fut apprendre au bon Æneas
La culbute du beau Pallas.
Il partit comme un coup de foudre,
Pour tâcher d'en aller découdre
Avec ce fatal ennemi,
Qui le privait d'un tel ami.
On voyait couler sur ses armes,
En courant, un torrent de larmes
Qui ses belles armes rouillaient,
Et son rabat blanc lui mouillaient.
Ce qu'il trouva sur son passage
Fut mis à mort ou bien en cage.
Bref, il était si furieux,
Qu'il fut, mais d'un grand sérieux,
Donner du nez contre un gros chêne,
D'autres disent contre un grand frêne,
Qui l'envoya, du contre-coup,
À plus de cinq cents pas debout,
Dont il fit très laide grimace.
Il se rajuste, il se ramasse,
Il n'eut qu'un œil au beurre noir,
Qui ne l'empêcha pas de voir
Assez clair pour se faire route,
Et pour causer de la déroute
Chez le Rutule et le Latin,
Dont il visita l'intestin.
Avec lui point de compérage :
Partout il faisait grand ravage,
Foulant ses ennemis aux pieds
Et ralliant ses alliés.
Il ne songeait qu'à la recherche
De ce géant, de cette perche,
Qui très fort s'enorguellissait,
Tandis qu'Æneas gémissait
De la perte du fils d'Évandre,
Qu'il ne pouvait encor comprendre.
Onc ne se vit en tel détroit
En songeant à ce passe-droit,
Surtout après une alliance
Qui s'en allait en décadence
Après tel bouleversement,
Songeant à part au traitement
Qu'il reçut dedans Palantée,
Où du mort la sœur tant vantée
Lui fit une collation
Qui mérite relation :
Elle était d'un panier de fraises
Et d'une perdrix dans les braises,
D'une compote d'abricots,
D'un salmigondis d'haricots,
D'une tourte toute friande,
Du thé de la façon d'Hollande,
Du parmesan, de bonnes noix,
Trois instruments, si belles voix,
Dont la délicate harmonie,
Mêlée avec la symphonie,
Fut, après la collation,
Sujet de récréation.
Ce souvenir, qui le chicane,
Lui faisait faire à coups de canne
Ce qu'un autre à coups d'espadon
De dard, javelot et brandon
Fait quand il est dans la mêlée.
Là, plus d'une bête épaulée,
Plus d'un borgne, plus d'un boiteux,
Plus d'un manchot, plus d'un cagneux
Fut fait par le pieux Énée
Qui, dans sa colère effrénée,
Cassa sa canne sur le dos,
Au détriment de quelques os,
De qui tomba dessous sa patte.
Il brisa plus d'une omoplate,
Prit les quatre fils de Sulmon
Sans filet ni sans hameçon,
Seulement par mâle aventure,
Et d'Ulfens la progéniture,
Consistant en quatre grands fieux,
Bien faits, posés, polis, pieux,
Qu'il garda pour un saint-office,
Ou bien pour faire un sacrifice
À la tête de ses soldats,
Après les assauts, les combats,
Voulant saupoudrer de leur cendre
Feu son ami, le fils d'Évandre.
Après, la baïonnette en main,
Il fut pour abattre soudain,
Foulant aux pieds droits de nature
L'assommante et triste figure
D'un certain poltron de Magus,
Qui, de peur de se voir perdu,
Vint se jeter aux pieds d'Énée,
Lui disant : « De par ta lignée,
De par Ascagne, ce mouton,
De toi très digne rejeton,
Ne plante pas ta hallebarde
Dans mon réservoir à moutarde ;
Laisse-moi dans ce monde-ci,
D'en sortir je n'ai pas souci,
N'ayant fait nulle pénitence
Pour paraître avec révérence
Devant Minos le clairvoyant,
El Radamanthe l'effrayant.
Sauve le fils, sauve le père,
Tu feras plaisir à la mère,
Qui perdrait trop à mon trépas.
De tant tuer n'es-tu point las ?
Dans une maison magnifique,
D'ordre Ionique ou bien Dorique,
Que j'ai dans un certain endroit,
Où je veux te mener tout droit,
Sans t'égarer, je te le jure,
Ni sans te faire aucune injure,
J'enterrai des talents d'argent,
Monnoyés (c'est mon contingent)
Avec un demi-cent de vases
D'or enrichi par des topazes,
Des améthystes, des rubis,
Presque tous remplis d'ambre gris.
En outre, j'ai deux cent cinquante
Gros, grands lingots, que je ne mente,
En métal, en argent, en or,
Ce qui compose mon trésor ;
Je te le donne, roi d'Itale.
Aux dents aurais-tu bien la gale ["il n'a pas la gale aux dents » = il mange bien]
Pour refuser si beau présent
Et à ton Iule si décent ?
De tes Troyens la belle gloire
Ne peut croître par ma victoire ;
Un cœur de boue et de limon,
Peut-il assurer leur renom ?
– Pour qui me prends-tu, misérable ?
Lui repartit le vénérable
Æneas, dont tel harangueur
Venait de tripler la fureur.
Crois-tu que j'aurai la faiblesse
D'accepter ainsi ta richesse ?
Conserve-la pour tes enfants :
Quand ils seront devenus grands,
Ils en feront de bons usages,
Si ce sont des enfants bien sages.
Turnus, en assommant Pallas…
(En cet endroit, d'un grand hélas !
Il montra le sûr interprète
De la douleur la plus parfaite
Qu'il sentait, et même du cas
Qu'il faisait de son cher Pallas…)
Turnus, le brisant comme un verre,
Rompt tout commerce dans la guerre
Et, puisqu'il la fait sans quartier,
Je veux faire même métier. »
Aussitôt, suivant sa bourrasque,
D'une main il ôta son casque,
Et de I'autre plongea soudain
Sa baïonnette dans son sein.
Près de là le grand Émonide,
De son métier prêtre invalide
De Diane et du blond Phœbus,
Contant sornettes et rébus,
Revêtu de sa tavayolle, [ornement d'église, toile bordée de dentelles]
De sa mitre et sa banderole,
Dans ses habits plus pétillant,
Voire même bien plus brillant
Que n'est le doigt d'une bourgeoise
Portant le saphir, la turquoise,
En galopant de rang en rang
Fut étonné de voir son sang
S'écouler par une fenêtre
Que lui fit des Troyens le maître
Au travers de son justaucorps,
Perçant de part en part son corps.
À ce coup perdant la lumière,
Il ne put voir si par derrière
Il paraissait un ennemi
Qui ne le crût mort qu'à demi :
Il ne vit donc pas que Séreste
Vint le dépouiller de sa veste,
Et de tout le brimborion
Qu'il avait autour du chignon,
Pour en établir un trophée
Au Dieu protecteur de l'armée
D'Æneas et ses étendards ;
Pour couper court, c'est au dieu Mars.

Notre prince échappé de Troie
Fit un conte à la Mère l'Oie,
Puis prit un peu de brandevin
Pour se tenir le cœur serein.
Ensuite, en franc oiseau de proie,
Le plus souvent vrai rabat-joie,
ll fondit sur le brave Anxur,
D'un vol rapide, mais trop dur,
Puisqu'il lui coupa la main gauche,
Main utile quand on chevauche,
J'entends chevauche un Limousin,
Semi-frère d'Andalousin ;
Car cette main conduit la bride,
Mène le cheval et le guide,
En plaine, par monts et par vaux,
Et partout où vont les chevaux.
D'Anxur il courut à Cécube,
Allongé presque comme un tube,
Lequel était fils de putain,
Si son père était ce Vulcain
Que Vénus ombrage de sorte
Que tout mortel qui corne porte
S'appelle Vulcain parmi nous.
Ce nom me parait assez doux :
Cocu, cornard sont moins sonores,
Et sentent moins les métaphores.
Ce Cécube et certain Umbron,
Tranchant du maître Aliboron,
Croyaient réparer le désordre,
Mais ils avaient du fil à tordre,
Surtout pour de jeunes narquois,
Qui, malgré flèches et carquois,
Malgré javelots, javelines,
Eurent tous deux dans les tétines
Coup de dards assez bien placés,
Mais coup sur coup des mieux lancés.
Tarquite, avec grande secousse,
Venait trottant à la recousse,
Portant casque comme un turban,
Sur ses ergots comme Artaban, [personnage de la Cléopâtre de la Calprenède]
Eut au beau milieu de la panse,
Long de deux bons pieds d'une lance
Que portait le preux Æneas,
Et le tout pour venger Pallas ;
Tirant sa lance avec furie,
Des flancs il lui tira la vie,
Qui fit, sortant, le même accord
Qu'on fait au moment de la mort.
Tarquite était fils légitime :
Faune l'eut sans faire de crime,
Et comme il habitait les bois,
On ne le montra point aux doigts.
Ah ! pour le coup je m'équivoque,
Ce n'est pas une sûre époque
Pour la garde de son honneur :
Partout femme donne son cœur,
Et dans la ville et le village,
De cet aimable badinage
Le sexe se fait sûrement
Un très sensible amusement.
Donc, en tous lieux le mariage
N'est pas exempt de cocuage ;
Aussi voit-on peu de maris
Qui d'être époux ne soient marris.
Faune eut donc ce fils de Driope,
Nymphe potagère et salope,
Comme les nymphes d'à présent,
Qui, quoiqu'on leur donne présent,
Sont toujours fort éguenillées,
Malpropres et fort dérangées.
Æneas fut moins narratif
Que boucher au superIatif :
Cependant, voyant ce Tarquite,
Qui de vivre paraissait quitte.
Du pied le poussant rudement,
D'une apostrophe seulement
Il gracieusa son cadavre,
Efflanqué, livide et fort hâvre :
« Puisque j'ai su dans ton poitrail
Faire sinistre soupirail,
Pour en faire sortir, infâme,
Ton esprit, ta rage et ton âme,
Désormais d'un épouvantail,
Dans les sillons pour le bétail,
Tu serviras, et de pâture
Aux oiseaux de mauvais augure,
Tels que corbeaux et cormorans.
N'est-ce pas se moquer des gens,
Insulter le ciel et la terre,
Qu'un garde-bois fasse la guerre,
Tranche du petit général,
Quand on ne lui fait point de mal,
Qu'on chasse loin de son domaine,
De sa forêt et de sa plaine ?
Crois-tu pouvoir tout dans ces lieux,
Pour être fils d'un de nos dieux ?
Va ! double excrément de nature,
Tu n'auras point de sépulture,
Seras mangé des hannetons,
Et peut-être des brochetons,
Tout au moins des oiseaux de proies,
Des poulets, dindons, et des oies. »
Sur-le-champ il grippa Lycas
D'un vilain coup de coutelas,
Qui lui fit abreuvoir à mouche
Auprès de I'œil qu'il avait louche,
Dont il perdit raison et sens,
Et mourut en grinçant les dents.
Là, tout près, bien à sa portée,
Il coupa la tête d'Anthée,
Grand architecte d'almanachs,
Olibrius à trois carats.
Là, le fils de Volscent, Carmerte,
Blond, blanc, beau, bon, plaisant, alerte,
L'un des plus grands princes Latins
Qui fût parmi les Laurentins,
Avec Numa faisant frairie,
Furent semer la zizanie
Dans le royaume de Pluton
Chacun par un coup d'hoqueton,
Assaisonné par notre Énée,
N'épargnant rien dans sa tournée.
En fin finale avec raison
Virgile fait comparaison
D'Æneas avec Briarée,
Qui jadis causa diarrhée
Et fit aller à cloche-pied
Le grand Jupin sur son trépied.
Cent bras, cent mains, cinquante bouches
Faisaient d'étranges escarmouches,
Avalaient terribles morceaux,
Donnaient d'horribles chinfreniaux, [coups sur la tête]
Car, pour aller chercher lippées,
Toujours en l'air cinquante épées,
(Au moins la Fable nous le dit,
Sans nous annoncer qui le vit,
Qui fut témoin de ces merveilles,
Et qui lui compta ses oreilles).
Il devait en avoir un cent
Si de bras il avait autant.
Ainsi conclut notre Virgile.
Æneas, pour chasser sa bile,
Dans la chaleur de ses combats,
Se trouvait cent mains et cent bras ;
Si l'on ne le voulait pas croire,
Ni s'en rapporter à l'histoire,
Je ne sais plus qu'un seul moyen
Pour honorer ce bon Troyen.
S'il était là, ma foi j'en jure,
Il le dirait, je vous assure,
Et ne nous mentirait en rien,
Car il était homme de bien.
Mais voici bien autre denrée !
Je veux parler de l'effarée
Des quatre beaux chevaux du char
Que conduisait cet égrillard
Ou cet Adonis de Nymphée,
Qu'embarrassa si fort Énée,
Qu'ils prirent tous le mors aux dents,
Et, de frayeur tous bondissants,
Fuyaient, mais fuyaient en arrière,
En renversant sur la poussière
Leur postillon ou conducteur,
Dont il pensa mourir de peur ;
Mais l'eau de la reine d'Hongrie
Pour le coup lui sauva la vie.
Lucage et son frère Lyger,
D'un air dispos, d'un pas léger,
Faisaient faire une caracole
À deux Danois sortant d'école,
Traînant un mauvais tombereau
Quand ils virent sur le carreau
Tomber leur allié Nymphée
Qu'allait éventrer notre Énée,
Ils coururent à son secours,
Croyant interrompre le cours
De si sanglante boucherie.
Lyger, en arrivant, s'écrie :
« Quoi ! prétends-tu, dis, Jaquemar,
Fieffé cagot, vilain cafard,
Portant fistule lacrymale,
Établir ici ta cabale
Malgré nous et malgré nos dents ?
Y croyais-tu trouver les champs
De ta ville des mieux brûlée,
Et par les Grecs des mieux pillée ?
Dis-moi donc, fendeur de naseaux,
Ne cherches-tu point les chevaux
De ce fameux roi Diomède ?
Tu tranche ici du Nicomède,
Peut-être un peu mal à propos,
Pour ta santé, pour ton repos,
Il faut punir ton insolence,
Mettre une borne à l'impudence
Avec laquelle, dans ce camp,
Tu crois mener tambour battant,
Avec tes gueux de rapsodistes,
Nos pisse-froid de Latinistes.
Je dois, par Jupin notre Dieu,
Chasser la guerre de ce lieu.
Je veux te saigner sans lancette,
Que ce champ serve de palette,
Gâter en mille endroits ton corps,
Mais épargner ton justaucorps
Pour m'en illustrer dès Dimanche,
Avec une chemise blanche. »

Un maître coup de javelot
De ce Lyger fut le ballot,
Ce qui troubla si fort Lucage,
Qu'il en perdit d'abord l'usage
De la voix, même des cinq sens,
Fors l'un de ces deux reluisants.
Il en trébucha sur le sable ;
Un second javelot l'accable,
Dans l'aîne il entra brusquement,
Et, quoiqu'il n'y fût qu'un moment,
Il fit une grande ouverture
Par où sortit ce qui nature
Anime quand on est vivant.
Ce trou-là, peste ! était si grand,
Que par là toute sa colère
S'en alla dans son hémisphère,
Je veux dire dans les enfers,
Où Pluton la remit aux fers ;
Ce que voyant le sage Énée,
D'une langue morigénée
Il apostropha ce brutal,
Sur un vrai ton sacerdotal.
Lyger tomba dans une ornière,
Qui pour lui devint meurtrière,
D'un cran abaissa son caquet,
Lui fit emballer son paquet
Pour commencer le grand voyage
Ou l'éternel pèlerinage ;
Mais, comme il appréhendait fort
Ce qui peut viser à la mort,
Les mains jointes, n'ayant point d'armes,
On le vit, les deux yeux en larmes,
Non pas d'un air amabilis,
Mais d'un air lacrymabilis,
Faisant une mille piteuse
Et montrant une âme peureuse,
Demander grâce à son vainqueur,
Disant du profond de son cœur :
« Prince sans pair, pieux Énée,
Qui, sous planète fortunée,
Viens ici faire les plats nets
El nous priver de nos bonnets,
Par toi-même je te conjure
De laisser jouir ma figure,
Sans dire mot, à petit bruit,
Dix ans de mon bonnet de nuit.
Je conjure ta Révérence
De vouloir passer sous silence,
Que j'ai, de ma rage occupé,
Fait fort le cheval échappé.
Que feras-tu de ma fressure ?
Hélas ! Æneas, je te jure
Qu'elle ne vaut rien à bouillir,
Et bien moins encore à rôtir :
Je serais dur comme un coquâtre, [demi-coq]
J'aurais moins de suc que de plâtre,
Enfin, je paraîtrais plus sec
Qu'un Troyen rongé par un Grec.
Pardonne-moi donc cette offense
Pour que je fasse pénitence. »

En prenant le ton prévôtal,
Et quittant le sacerdotal,
Æneas, d'un grand coup d'épée,
Lui fit au cœur une croisée
Par où son âme avec la peur
S'en allèrent, non sans douleur,
Sur le chemin de la nacelle,
En chantant une kyrielle
De jurements séditieux
Contre les Troyens et les dieux.

Tout ainsi comme une tempête
Aux roseaux fait baisser la tête,
Fait concentrer de gros vaisseaux
À fond de cale dans les eaux,
Cause des villes ruinées,
Sait abattre les cheminées,
Arracher arbres, arbrisseaux,
Dans la plaine et sur les coteaux,
De même le bon sire Énée,
À coups de dards ou de cognée,
Sur les soldats du Rutulois,
Déjà n'ayant force ni voix,
Exploitait sans rodomontade
Ces maîtres passés en gambade,
Les assommait à coups de pied,
De l'un avalait la moitié,
De l'autre écrasait la cervelle,
Là jouait de la manivelle,
Ici du sabre et du couteau,
Avec l'épée hors du fourreau ;
Ou bien, en main sa javeline,
Il entamait ventre et poitrine,
Dont s'ensuivait toujours la mort,
Ce qui Turnus chagrinait fort.
Tandis que par le bon Énée
L'armée était si malmenée
(C'est celle de son ennemi,
Car pour la sienne, Dieu merci,
Elle faisait le diable à quatre,
Tant elle savait bien se battre) ;
Tandis qu'ainsi l'on chamaillait
Les Troyens que l'on assiégeait
Dans le fort, leur nouvelle Troie,
Tous d'un accord montrant leur joie,
Voulant avoir part au gâteau,
Ou du moins changer leur chapeau,
De leur côté, l'âme aguerrie,
Tranchant de la gendarmerie,
Ascagne pour leur commandant,
Prince pour son âge prudent,
Firent entre eux une sortie
Qui de tons points fut assortie.

Alors que Jupiter semble approuver la victoire des Troyens, Junon obtient de lui que Turnus pourra échapper à la mort. (606-632)

Jupiter, voyant dans les cieux
Ce qui se passait sur les lieux,
À Junon tint ce doux ramage :
« Ma chère moitié, dont j'enrage,
Et ma sœur dessus le marché,
Qui m'a si mal endimanché,
Est-ce Vénus, votre rivale,
Qui fait que le Latin détale
Devant ces reclus de Troyens ?
N'ont-ils pas trouvé les moyens
De paroliser sur l'Itale [faire paroli : faire tête, ne le céder en rien]
Et de le bien passer en gale ?
Ne sont-ils pas laborieux,
Sages, vaillants, industrieux,
D'humeur accorte et débonnaire ?
À la vérité sanguinaire ;
Mais, quand on se voit malheureux,
Et que l'on n'a ni feux ni lieux,
Il faut bien chercher à repaître,
Faire le valet ou le maître,
Ou bien le maître et le valet,
Comme était monsieur Jodelet ; [Julien Geoffrin qui a joué dans Jodelet maître et valet]
Enfin se faire un patrimoine,
Soit en argent, soit en avoine,
Se raccrocher en quelque endroit
Où l'on puisse dire à bon droit :
J'ai travaillé pour ma fortune.
La chose me paraît commune ;
Qu'en pensez-vous, dame Junon ?
– Hélas ! mon cher poulet mignon,
Lui répondit cette déesse,
Turnus en aura dans la fesse,
Un autre dirait dans le cul ;
Puisque Jupin l'a résolu,
Que peut Junon que de se taire,
Ne pouvant pas se satisfaire ?
Près de vous j'étais en crédit,
Autrefois vous me l'avez dit ;
Mais aujourd'hui, quelle vergogne !
Au ciel je n'ai plus de besogne,
Et Vénus l'emporte sur moi !
J'en sais la raison, le pourquoi ;
À tout cela point de remède.
Ah ! s'il faut que le Latin cède
Sa femme, son chat et son chien
À ce maraudeur de Troyen,
Et que, par le sort de la guerre,
Le Rutule fasse un parterre,
Du moins conservez-moi Turnus,
Afin de le rendre à Daunus :
Il est d'origine immortelle,
Comme ce fils de maquerelle,
Ce grand benêt, ce lustucru,
Cet idiot, ce malotru
À face plus qu'efféminée,
Enfin, ce pleureur à journée
Que vous protégez bel et bien,
Et contre qui je ne puis rien.
– Oui-da ! j'y consens, bonne bête
Qui souvent as martel en tête,
Presque toujours mal à propos,
Pour mon plaisir et mon repos.
À m'écouter soyez donc prête,
J'appointerai votre requête,
Et je reculerai le sort
Du prince que vous aimez fort.
Faites qu'il détale au plus vite,
Qu'il s'échappe et prenne la fuite,
Et que, dans un pays lointain,
Il aille rafraîchir son teint
Loin de ces échappés de Troie ;
Mais n'étendez pas la courroie,
Surtout n'en demandez pas plus,
Car je vous prépare un refus,
Mais un refus, dame ma mie,
Fondé sur notre prud'homie,
C'est-à-dire un refus tout court,
Qui, lâché, n'a point de retour. »

Pour éloigner Turnus du champ de bataille, Junon crée un fantôme d'Énée formé à partir d'une légère vapeur ; Turnus, poursuivant ce fantôme, monte sur un navire qui s'en va sur la mer ; il se retrouva malgré lui dans Ardée chez son père Daunus. (633-688)

Dès que le maître du tonnerre,
Lequel jamais ne se déferre,
Eut accordé cette faveur
À sa femme souffre-douleur,
Elle se couvrit d'un nuage,
S'y tint comme oiseau dans sa cage,
Fendit l'air en quittant le ciel
Le cœur tout confit dans le fiel ;
Et, pour qu'on ne vît pas sa crête,
D'un bon surtout, fait de tempête,
Son nuage elle enveloppa,
À la sourdine décampa,
Et vint entre les deux armées
Qui lui parurent des pygmées,
Sortant de son appartement,
En descendant du firmament.
Arrivant, la bonne déesse
Fit un de ces tours de finesse
Dont on ne peut se défier :
À force de s'ingénier,
Elle contrefit un Énée
Qu'elle forma d'une nuée,
Et par un prodige nouveau,
Étonnant, rare, autant que beau.
Son armet fut à la Troyenne,
Sans doute à la grosse mordienne ; [sans art, à la bonne franquette]
Elle le fit braire et parler,
Prendre du pétun, renifler,
Chanter, sauter, danser et rire,
De son prochain beaucoup médire,
Jouer du luth, faire des vers,
À la vérité de travers,
À peu près, et quasi tout comme
Ceux que l'on verra dans ce tome,
Dont le sens est estropié,
Sans cadence, grâce, ni pied.
Tel paraît de nuit un fantôme,
Au rapport de l'auteur Brantôme ;
Ou tels sont tous les songes creux
Qu'on fait quand on ferme les yeux,
Quand on dort, ou quand on sommeille,
Et quand on croit tenir merveille,
Belle femme, ou des coffres-forts,
Force bijoux, riches trésors.
Tant y a que cette effigie
À Turnus dit : « Je te défie
De mener à bout ton rôlet,
Et de me prêter le collet.
Tu verras si je suis un drille,
Qui se mouche d'une guenille,
Et si je sais mal ferrailler,
Batailler, comme tirailler.
Allons, mets-toi donc en posture ;
Je veux te mettre à bas la hure,
Et t'égorger comme un goret,
Car je suis un coupe-jarret,
Qui des mieux sait jouer son rôle.
Voyez un peu le plaisant drôle ! »…
Turnus, au lieu d'un compliment,
Lui lança son dard rudement,
Mais, au lieu d'attraper Énée,
Il se perdit dans la nuée,
Dont le fantôme rit beaucoup.
Turnus, ayant manqué son coup,
Fut aussi sot qu'une bécasse,
Qui se trouve dans la tirasse ;
Mais il fut encor bien plus sot
Quand il vit partir le marmot
Qu'il croyait le pleureur à gage,
Et qu'il courait vers le rivage.
Alors, ne se connaissant pas,
Il dit, en poussant un hélas :
« Il s'enfuit donc, le brave Énée,
Ce larmoyant à la journée,
Ce visage d'enterrement
Qui fait si bien un compliment ?
Me trouves-tu si redoutable,
Que tu ne veuilles sur le sable
Décider par notre combat
Qui couchera dans mon grabat ?
Veux-tu quitter ta fiancée,
Et cette future épousée,
Qui t'apporte dans une main
Ce qui sur l'humide terrain,
Depuis un temps considérable,
Te fait errer en misérable ? »
Turnus ainsi complimentait
Celui qu'Æneas il croyait,
Ne I'estimant au fond de l'âme
Que comme un poltron, un infâme,
Qui fuyait d'en venir aux mains
Avec la fleur des spadassins.
Il suit et pousse sa boutade,
Si bien qu'il trouve dans la rade
Un navire près d'un rocher
Sans matelots, ni sans nocher :
C'était d'Ozinius le drille,
Riche en porteurs de souquenille,
Roi des corsaires Clusiens
Venus au secours des Troyens,
Le fantôme du fils d'Anchise,
Comme homme en hiver sans chemise,
Tout tremblotant fut s'y cacher.
Turnus grimpe et va le chercher :
De la poupe il vole à la proue,
Faisant tres pitoyable moue ;
Mais, pendant qu'il flairait en vain,
Junon rompt le câble soudain
Qui I'accrochait sur le rivage ;
Puis, rentrant dedans son nuage,
Elle abandonne ce vaisseau
Au gré des vagues et de l'eau.

D'autre côté messire Enée
Cherchait, la gueule enfarinée,
Le roi Turnus pour le combat.
Chemin faisant, notre béat
Donna grands coups de sa lardoire,
Démeubla plus d'une mâchoire,
Fêla de têtes plus d'un cent,
Sans compter celle de Volscent,
Fit une brèche à deux échines,
Autant enrhuma de poitrines,
Escarmoucha plus d'un Latin,
Fit la barbe à plus d'un Albin.

Mais retournons à ce navire,
Qu'un vent plus fort que n'est zéphire
Conduit par mer sans savoir où ;
Peut-être est-ce dans le Pérou.
Le fantôme, qu'il m'en souvienne,
Avait assez bien fait la sienne ;
Mais à quoi bon se cacher tant ?
Aussi profita-t-il du vent,
Et, se mêlant dans un nuage,
À peu près de même plumage,
Il quitta casque et morions,
Ces fatras, ces brimborions
Qui I'habillaient à la gendarme,
Toujours prêt à faire vacarme.
Turnus, errant dans le vaisseau,
Cherche sur pont, visite bau, [bau ou barrot : solive qui affermit le bordage d'un vaisseau]
Va dans la chambre et dans la salle
Et descend jusqu'à fond de cale
Pour chercher le faux Æneas,
Qui partout ne se trouva pas.
Pour jurer, Turnus est le maître,
Et c'est ce qu'il fit bien paraître,
Quand il se vit si loin du port,
Du Phrygien et de son fort,
Quand il ne trouva que les armes,
La cuirasse et la cotte d'armes,
Le brasselet, le gantelet
De l'insolent esprit follet.

« O dieux ! dit-il, et vous, déesses,
Vous passerez pour des Jean-fesses,
Si vous protégez ces pillards,
Ces cogne-fétus, ces fuyards,
Enfin ces gens à triste mine.
Qu'ai-je donc fait qui vous chagrine,
Pour m'enlever de mes drapeaux,
Et pour devenir mes bourreaux ?
Vous êtes dieux, dieux pitoyables ?
Non, ma foi ! vous êtes des diables,
Mais diables pires que cafards,
Et plus noirs que des Savoyards.
Voyez un peu la belle gloire,
De procurer ainsi victoire
Aux restes d'un cheval de bois,
À des bandits, des Albigeois,
À leur général pleure-miche,
Plus propre à parer une niche
Qu'à venir gober mon gratin,
Et m'enlever tout mon fretin.
Où conduisez-vous ma figure,
Digne inventeur des turelure,
Des brin, bron, brac, des zons, zons, zons,
Des Iaridène et Iaridons,
De tout le long de la rivière,
Oh ! qu'il y va gai, ma bergère !
Et des toc mon tambourinet, [refrains divers de chansons populaires]
Que l'on chante sur tabouret,
En les vendant au coin des rues ;
Vous qui faites marcher les nues,
Apollon, le père du jour,
Me réserve-t-on pour un four ?
Me mène-t-on en Barbarie,
En Macédoine, en Tartarie,
Ou dans le signe du Cancer ?
Non, non, je suis en pleine mer,
Éloigné de mes Latinistes,
Des Phrygiens les aubergistes,
Vents furieux et vents coulis,
Plongez-moi dans le margouillis [lavure d'écuelles que l'on donne aux cochons]
De quelque caverne profonde !
Qu'irais-je faire dans le monde ?
Puis-je y paraître avec honneur,
Si l'on me croit un roi sans cœur ? »

Tandis que Turnus se lamente,
Maudit les dieux et se tourmente,
Qu'il voudrait s'entr'ouvrir le corps
Pour s'enrôler parmi les morts,
Ce qui serait un cas pendable,
Et de tout point non graciable,
Ou qu'il doit se jeter en mer,
Pour noyer le chagrin amer,
Et qu'il se dit : « Mais, misérable !
La mer ne fut jamais guéable !
Là, le poisson est le plus fort,
On n'y peut gagner que la mort »,
Son navire à force de voiles,
Le vent soufflant bien dans les toiles,
Conduit le clabaudeur Turnus,
Jusque chez son père Daunus,
Dans l'antique ville d'Ardée,
Détruite et fort dégingandée.
Ainsi la déesse Junon
Sut escamoter son mignon,
Et le garantir des secousses
Qu'Ænes eût mis à ses trousses.

Mézence entre dans le combat et multiplie les exploits. (689-657)

À peine arriva-t-elle au ciel,
Qu'elle envoya son arc-en-ciel
Avertir en secret Mézence
Que sur lui roulait la défense
De l'Itale et du Rutulois,
Qui s'en allaient tout de guingois.

Ce Mézence aussitôt détale,
Après avoir fermé sa malle,
Donné ses bas au ravaudeur,
Avoir pris, contre maux de cœur,
Un demi-setier d'eau-de-vie,
Et se perchant dessus sa pie,
Courant au milieu des Troyens,
Leur criant : « Vous êtes des chiens,
Chiens indignes de ma furie,
Qu'il faut mener à la voirie ! »
Cela dit, il tourna tout court,
En frappant partout comme un sourd,
Taillant, faisant plus de besogne
Que Galas n'en fit en Bourgogne, [Matthieu Galas qui échoua à s'emparer de la Bourgogne]
Et que n'en fit le Sarrazin
Dans les terres du Limousin.
Un gros balaillon d'Étrurie,
Suivi de sa cavalerie,
Chantait déjà laridondon,
Croyant gober ce myrmidon ;
Mais lui, plus ferme qu'une roche,
Plus fier qu'un juge de Basoche,
Plus fort que ne fut un Samson,
Et plus fûté qu'un Brabançon,
N'ayant aux pieds que des galoches,
Apostrophait tant de taloches
Que ces braves Étruriens,
Ces rossignols Arcadiens,
Craignant de mordre la poussière,
Faisaient quatre pas en arrière,
Et n'en faisaient qu'un en avant.
Hebrus, portant le nez au vent,
Du fier Mézence eut par derrière
Ce que l'on appelle un clystère,
Assommant pour le pauvre Hebrus.
Autant en eut à jeun Palmus
Qui se sauvait avec Latage ;
Ce dernier eut dans le visage,
D'une roche un grand coup fourré,
Dont son nez fut éclafourré.
Lausus, le seul fils de Mézence,
Voyant Palmus en décadence,
Fit un tour de maître fripon ;
Il lui prit plumes de chapon,
Qu'il portait en guise d'aigrette,
Son baudrier, avec sa brette,
Sa tabatière, et son réveil,
Même un cadran pour le soleil.
Cependant son père Mézence
D'Évante tira la substance:
Mit à mort le jeune Mimas,
Qui se trouva sous son damas,
Que Théane, sa bonne mère,
Eut d'Amique, soit-disant père,
À la même heure que Pâris
Fit faire mille et mille cris
À la défunte reine Hécube,
Grande amatrice de jujube,
De raisiné, de cotignac,
De bon brandevin de Cognac,
D'anis de Verdun en Lorraine,
Dont on parlait alors à peine.
Un Grec, mais un Grec de renom,
Grand hallebardier, c'est Acron,
Au bout d'une large chaussée,
Faisait une ample fricassée
D'Itales et de Laurentins
Et des alliés des Latins,
Sur son casque fait à Mélinde
Flottait panache de coq d'Inde,
De couleur d'or et d'incarnat,
Éblouissant par son éclat.
Une écharpe de filoselle,
Que lui donna jeune donzelle,
Dont il avait conclu marché,
Et dont il était entiché,
Lui servait alors de ceinture,
Ce qui rehaussait sa figure:
Elle était d'un beau gris de lin,
Pour témoigner amour sans fin.
Sans s'attacher à la cadence,
Acron des mieux menait la danse,
Quand Mézence, en tigre affamé,
Là se trouvant à point nommé,
À coups de dague défigure
Le Grec Acron et sa parure,
Qui, mourant, un portrait baisa,
Sur son écharpe larmoya,
Écrivit lettre à sa future,
Lui mandant sa déconfiture,
Regrettant d'avoir peu vécu,
Et de ne pas mourir cocu
De sa façon, car, pour une autre,
Il n'eût pas dit tel patenôtre,
L'aimant du meilleur de son cœur :
Chose rare que telle ardeur !

Ce Mézence était incommode,
Témoin certain fuyard Orode
Qu'il courut comme on court un faon,
Et le fit baigner dans son sang,
Bain qui n'est pas, pour l'ordinaire,
Fort utile et fort salutaire.
Dès que son âme eut déniché
Sur son corps Mézence juché,
Comme un vendeur de mithridate, [un charlatan]
Pour se désopiler la rate :
« Amis, dit-il, Orode est mort,
Lui que I'on estimait si fort
Parmi la nation Troyenne.
Déjà la région moyenne
À vu galoper son esprit… »
Là, le soldat l'interrompit,
Sur-le-champ fit un feu de joie,
En mangea salade d'anchoie,
But pinte de bon vin d'Arbois,
Et mit en œuvre les hautbois.
Après un tour de sarabande,
Chacun au combat se débande.
Cédique égorge Alcathius,
Rapon tronque Parthénius,
Le riche Hydaspe en a dans l'aile,
Par Socrator trouble-cervelle.
Agis, arrivant quant et quant,
Par Valète le suffoquant
Eut, dans la veine jugulaire,
Un coup qui le fit sans suaire
Déloger de ce camp sans bruit,
Pour tomber dans l'affreuse nuit
Qui se trouve au bout de la vie.
Salius assomme Atronie,
Mais par Néalce, Salius
Fut d'abord des cinq sens perclus.
Enfin Messape, homme colère,
Fut fouiller dans le mésentère
D'Éricate, grand bandoulier,
Bon soldat et bon pistolier.
De même finit sa carrière
Et fut exempt d'entrer en bière
Clonie, adroit sur un cheval,
Du reste très grand animal.
Ma foi, si la barbe n'en sue,
Dit Maron, de telle revue,
Comment, morbleu ! se souvenir
De ceux qu'on entendit hennir,
Jurer, bisquer, pleurer, maudire ?
L'esprit humain n'y peut suffire.

Le combat continue sous le regard de Junon et de Vénus ; Mézence est blessé. (658-790)

Jamais combat ne fut si long,
Si l'on s'en rapporte à Junon,
Et même à Vénus, sa rivale.
Toutes deux suivaient leur cabale,
L'encourageaient incognito,
À chaque pas disaient : Presto,
Relevaient l'un, redressaient l'autre,
Pour tous disaient la patenôtre.
Mais voyaient fort à contre-cœur
Tant de sang et tant de rumeur.
Junon si fort s'en formalise,
Qu'elle en pissa dans sa chemise,
Puis compissa son tapabor
De velours bleu galonné d'or.
Vénus, qui ne fut jamais buse,
Fut se masquer en cornemuse,
Pour Junon mieux dépayser,
Puis après fut cornemuser
À l'oreille de son Énée,
En lui lâchant une halenée
De civette et d'un ambre gris
Inventé par le beau Pâris,
Avec art et non pas sans peine,
Dont il se servit pour Hélène,
La première nuit qu'il coucha
Avec elle et qu'il l'approcha.
« Veux-tu laisser faire Mézence,
Qui rogne ta Troyenne engeance ?
Dit-elle avec une action
Qui méritait attention.
Dans ces sillons il se promène,
Se servant de sa grande alêne
Aussi fièrement qu'Orion,
Qui ne fut rien moins qu'embryon,
Puisqu'il sut se faire passage,
Tant il était grand de corsage,
À travers les flots de la mer :
Il eût servi de belvéder
Ou de beffroi, c'est chose sûre,
Tant grande était son encolure.
À ton tour va-t'en le gourmer,
L'atterrer et le déplumer ;
Bref, qu'il ne soit plus de Mézence,
Que ta main farcisse sa panse
D'un fer qui soit bien affilé,
Et qu'il n'en soit jamais parlé. »

Æneas, après ce langage,
S'aperçut du remue-ménage
Qu'il faisait dans un bataillon ;
Il courut à ce grappillon
Plus animé que le panthère,
Pour contenter sa bonne mère.
Mézence, en voyant le Troyen,
En s'écriant : « Tu ne tiens rien »,
D'un œil mesura son échine,
Puis, élevant sa javeline,
Il se mit à faire des vœux,
Qu'il assaisonna d'un : « Je veux
Que les cinq cents diables m'emportent,
Et dans le moment me rapportent
(Les marchés sont comme on les fait) ;
Si de ce dard je vois l'effet,
Je veux aller à pied dans Rome,
D'où méchant cheval et bon homme
N'ont jamais fait heureux retour,
Depuis que Phœbus fait le tour
De l'un ou de l'autre hémisphère. »
Ce Mézence après, en bon père,
Dit à son fils : « Mon cher Lausus,
Si je bouchonne cet intrus,
Si je désarme ce visage,
Ce qui doit être un bon présage,
Sur-le-champ, sans aucun retard,
Foi d'officier et de soudard,
Je fais à ta gloire un trophée
De sa dépouille éguenillée,
De son grand chapeau, mais pointu,
Et de ses bas chaussés à cru,
Qui pourraient bien sur ta toilette
Servir de triste cassolette ;
Car, depuis qu'il erre les mers,
Son entretien va de travers. »

Aussitôt dit, son dard s'envole,
Fendant l'air plus vite qu'Éole,
Et va tomber, faisant grand bruit,
Sur son bouclier d'or enduit,
Qui, du retour, perça la côte
D'Anthor ; mais ce fut par sa faute :
Pourquoi se trouvait-il si près ?
Fallait-il là faire flores,
Le pimpant, le fendant, le brave ?
Croyait-il gagner une épave
En risquant d'aller ad patres ?
Ce qu'il fit non ad honores,
Mais réellement, dont enrage
Le bon Troyen qui, dans sa rage,
D'un dard ou bien d'un javelot,
Fit à Mézence faire un rot,
Faisant un trou près sa bedaine :
Le pauvre diable en eut dans l'aine.

Lausus, le fils de Mézence, se précipite contre Énée, qui le tue. (791-833)

Son fils, qui l'aimait tendrement,
Versa des pleurs abondamment,
Chanta piteuse litanie
Sur une telle tyrannie,
Appela le sort un faquin,
Jupiter fut un Maroquin,
Junon fut une péronnelle,
Vénus fut une maquerelle,
Et Mars un pied plat, un dourdier,
Mais Neptune un vinaigrier,
Des putains toutes les déesses
(Je crois qu'il dit même ivrognesses),
Des flagorneurs furent les dieux,
Et des Lucifers les pieux.
Mais que ne dit-il pas d'Énée
Et de sa valeur erronée ?
Il le traita de fagotin,
De malheureux pleure-sans-fin,
Dit qu'il ne valait pas le pendre,
Enfin, à le voir, à l'entendre,
On jugeait de son désespoir,
Même de son malin vouloir.
Alors, pour être quitte à quitte,
Ce Lausus au combat s'excite,
Prend pour un sou de brandevin,
Endosse l'armet de Membrin, [armet qui rendait ce roi more invulnérable]
Court au galop à l'offensive.
Æneas, sur la défensive,
L'attend de pied ferme et lui dit :
« Quoi ! prétends-tu, petit chianlit,
Avec cette ardeur effrontée,
Te mesurer avec Énée,
Moi la perle des paladins,
L'unique inventeur des gourdins,
La terreur de tous les faux braves,
Et l'épouvantail des Bataves ? »
Mézence, pendant ce discours,
Clopinant, fut chercher secours
Dans son camp, près de la rivière.
Cependant une fourmilière
De traits tombe sur le Troyen
Qui toujours, d'un même maintien,
Suivait sa valeur et sa proie,
Et les suivait même avec joie.
Enfin, joignant Lausus de près,
Sa fureur doubla d'un accès,
Surtout quand il vit l'impudence
De l'étourdi fils de Mézence,
Véritable tête à I'évent,
Qui jurait plus fort que devant
Contre les dieux et les déesses,
Contre les Parques, ces traîtresses,
Contre lui, contre les Troyens,
Les appelant toujours des chiens,
Dont les Parques bien enragèrent
Et tout aussitôt se vengèrent
En coupant le fil de ses jours,
Ce qui, fait, est fait pour toujours.
Æneas, de sa grande épée,
Plus fier que ne fut un Pompée,
Éventra le sac à boudin
De ce désespéré blondin.
Son habit fait en broderie
Par sa mère toujours chérie
En fut arrosé de son sang,
Qui, coulant tout le long du flanc,
Fit un ruisseau sur la poussière,
Qui bientôt fut une rivière.
Son âme, en grande affliction,
Après une telle action,
Partit en voiture un peu lente
Pour se trouver chez Rhadamante.
Ce ne fut pas sans sangloter,
Sans murmurer, ni sans pester ;
Mais à la mort point de ressources :
C'est une coupeuse de bourses,
Qui, quand une fois elle prend,
Ma foi, jamais elle ne rend.

Énée, après un tel ouvrage
Qui rehaussoit son grand courage,
Pénétré d'un peu de pitié,
Fut moins fâché de la moitié,
Ce qui parut dans l'apostrophe
Que lui fit notre philosophe:
« Prince bien plus qu'infortuné !
Prince maltraité, tronçonné !
Qui de mourir étais avide,
Puisqu'à la mort, à toute bride,
Tu courais par ordre du sort,
Que te donner après ta mort,
Pour te faire oublier l'injure
Que fit ma main dans ta fressure ?
Désormais je donne mes soins
À tes parents dans leurs besoins ;
Plus, je chanterai ton courage,
C'est à quoi mon devoir m'engage.
Bien plus, je te fais un présent
(Sur ce pied j'en ferais un cent),
Je te laisse donc tes ferrailles,
Pour mieux chômer tes funérailles ;
La jouissance du tombeau,
Où jadis on serra la peau
De tes aïeux, de tes ancêtres,
Tous bons spadassins et vieux reîtres.
Dans les Enfers console-toi :
Si tu meurs, au moins, c'est par moi,
C'est par la main du grand Énée,
Que tu finis ta destinée,
Que tu remplis ton mauvais sort ;
T'en plaindre te ferait grand tort,
Car cette affreuse Tysiphone,
Qui toujours les ombres tisonne
Avec son grand trident de fer,
De toi ferait du mâchefer.
Adieu, j'ai grande impatience
De t'envoyer là-bas Mézence,
Le cher objet de tes regrets,
Le réservoir de tes secrets :
Sans t'ennuyer tu peux l'attendre,
Dans peu je saurai te le rendre,
Avec un paquet de ma main,
Écrit en rouge sur son sein. »
Ensuite vint la valetaille
De Lausus, qui crie et piaille,
Puis dans sa tente l'enferma,
De crainte qu'il ne s'enrhumât.

Mézence, blessé, apprend la mort de son fils et se précipite sur Énée, qui le tue. (833-908)

Mézence, au bord de la rivière,
Assis sur un peu de bruyère,
Et contre un gros arbre appuyé, [acclinis trunco arboris]
Avait lavé, bien essuyé
Sa plaie avecque de l'eau pure ;
Son casque, et toute sa parure,
Était sur l'herbe auprès de lui.
Là, plein de douleur et d'ennui,
Un écuyer fondant en larmes,
Vint en criant : « Courons aux armes ;
Lausus est mort, il est certain
Qu'Énée a dans son intestin
Fouillé comme dans gibecière.
Venez ordonner une bière,
Pour l'emballer avec honneur. »
Mézence en fut saisi d'horreur,
Et se fit porter dans sa tente,
Où voyant toute son attente
Au croc, par ce fâcheux revers,
Il en pleura tout de travers,
Même fit des extravagances,
Et proféra ces insolences :

« Hélas !… c'est un commencement
D'une douleur asssurément.
Hélas ! dit-il, dans sa furie,
C'est donc moi qui tranche ta vie,
C'est moi qui porte dans ton sein
Un coup qui me rend assassin !
Je ne t'ai laissé dans ma place
Que pour me voir cette disgrâce
De te perdre pour un jamais !
Cher enfant, ce sont mes forfaits,
Ce sont mes tours de passe-passe,
Ces désirs de faire main basse
Sur tant de valeureux sujets,
Pour la plupart de vrais baudets ;
Ce sont les maux de ma patrie,
Qu'inventa mon espièglerie,
C'est ma lâche cupidité,
Et ma triste infidélité
Qui font aujourd'hui mon martyre.
Maraud que je suis, je respire !
Et je puis voir encor le jour ! [nunc vivo neque adhuc homines lucemque relinquo, 855]
Allons, peut-être qu'à mon tour
Je pourrai trouver bonne chance,
Puisqu'il s'agit d'une vengeance. »
Ensuite il appelle un trottin, [petit laquais]
Fait amener son guilledin, [cheval hongre qui va l'amble]
Orné d'une belle fontange,
Et d'une riche housse de frange,
Monte dessus, puis lui parla,
Et dans son discours faufila
Deux ou trois fines hâbleries,
Ce qui veut dire menteries :
« Rhébé, roussin farci d'honneur,
Qui comme moi porte un bon cœur,
Depuis longtemps, chose évidente, [diu viximus, 862]
Nous n'avons qu'une même tente,
Nous ne mangeons qu'un même pain
Nous ne buvons… je bois du vin
Et toi de l'eau : la différence
N'est pas grande, à ce que je pense.
Rhébé, reprends ta belle humeur,
J'ai grand besoin de ta vigueur :
Ou je dois rapporter la tête
D'Æneas, ce vrai trouble-fête,
Ou la mienne doit y rester.
Rhébé, c'est à toi d'exploiter
Et de faire cette conquête,
La plus belle et la plus honnête
Que tu puisses faire en ces lieux,
Et la plus agréable aux yeux
Dès Rutulois et des Itales.
Tu seras mis dans leurs annales,
L'histoire parlera de toi,
Si jamais elle songe à moi. »
Mézence ensuite s'enharnache,
Prend sa cuirasse et sa rondache,
Sa main pleine de javelots, [oneravit manus ambas jaculis acutis, 868]
Puis s'en va, par bonds et par sauts,
Au milieu des troupes Troyennes,
Faisant fuir les Italiennes.
Il prend Æneas par l'écu,
Et dit : « Allons ! à coupe-cul ! [sans revanche, jusqu'à ce que mort s'ensuive]
Voyons qui sera le plus brave ! »
Le Troyen d'un air plus que grave :
« Tope, dit-il, à qui va bien.
O dieux ! je ne demande rien,
Je suis au comble de ma joie,
Si vous faites triompher Troie,
Si je ferre des quatre pieds
Ce maître ès arts en passe-pieds ; [sorte de branle en Bretagne]
Bref si je fais un sacrifice
De son boudin, de sa saucisse. »

Mézence, d'un air insolent
Dans sa tête ses yeux roulant :
« Va ! je ne crains ni Dieu ni diable,
Dit-il d'une voix effroyable ;
En vain tu veux les invoquer,
Dans ce moment tu vas bouquer,
Peut-être demander la vie.
Mais non, ma rage et mon envie
Veulent, aux dépens de ton sang,
Venger mon fils jusqu'en ton flanc. »
Un javelot comme la foudre
Partit, et fut réduit en poudre,
Se brisant sur le bouclier
De notre invincible guerrier.
À celui-là succède un autre.
Mais le pieux, le bon apôtre,
Lança son dard avec fureur,
Qui, s'envolant avec rumeur,
Sur le test du cheval s'acharne, [conjicit hastam inter cava tempora equi bellatoris, 891]
Lequel y fit une lucarne,
Qui le fit ruer, puis tomber,
Et sous son poids fit succomber
Le furieux et fier Mézence.
Æneas, le pied sur sa panse,
Lui fit dire un mea culpa ;
Puis après son chiflet coupa,
D'où par le trou sortit son âme, [accipit ensem jugulo et diffundit animam, 908]
En jurant Dieu comme un infâme.


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