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LE VIRGILE TRAVESTI

par PAUL SCARRON et JACQUES MOREAU


@LIVRE VIII

Turnus arbore l'étendard de la guerre. A ce signal, les Latins prennent les armes. Vénulus est envoyé en ambassade auprès de Diomède pour lui demander son aide. (1-17)

La face de colère blême,
Turnus, ayant planté lui-même
Sur la citadelle Laurent
Son étendard de bleu mourant,
Où peint était un os en chiffre,
Il joua longtemps de son fifre,
De son tambour tambourina,
Et de sa trompette sonna.
La guerre étant ainsi sonnée,
Et fifrée et tambourinée,
Dont se trouvèrent ébahis
Les coqs et poules du pays,
En un mot toute la volaille,
Sur son grand cheval de bataille,
Qu'un écuyer lui présenta,
Prenant avantage, il monta, [monter en s'aidant d'une borne ou d'un autre objet]
Et puis lui fit prendre carrière
D'une façon toute guerrière ;
Mais en faisant un caracol
Il se pensa rompre le col.
Afin de réparer sa faute,
De son cheval en bas il saute,
Et fit longtemps le moulinet
D'un espadon luisant et net,
Dont il avait, la matinée,
Oté la rouille enracinée.
Aussitôt qu'il eut fait cela,
Tous les Latins, qui çà, qui là,
Voyant qu'il en fallait découdre,
Firent leurs fers tranchants émoudre.
Messapus, le bel écuyer,
Maître Ufens, le rude lancier,
Et le blasphémateur Mézence,
Qui rimait en dieu d'importance,
Composèrent quelques troupeaux
De déterminés jouvenceaux,
Et, tambour battant, les menèrent,
Dérobant tout ce qu'ils trouvèrent,
Au rendez-vous à tous donné.
Le soldat, mal morigéné,
Chemin faisant fit bien des siennes,
Et fit maintes filles vauriennes,
Qui s'habillèrent en garçons,
Troquant jupes en caleçons,
Et comme des goujats coururent
Après ceux qui leurs corps pollurent.
Maints animaux, qui dans les champs.
Labouraient sans peur des méchants,
Se virent tirer des charrues,
À leurs yeux en morceaux rompues,
Et servirent, tant à porter
Le soldat qu'à l'alimenter.

Un quidam, appelé Vénule,
Fut dépêché sur une mule
Devers Diomède le Grec,
Pour lui rendre Aeneas suspect.
Cet ambassadeur fit dépense
Moins en habits qu'en éloquence :
Il dit qu'Aeneas et sa gent
Ne valait pas beaucoup d'argent,
Qu'il portait en de grandes cages
De ses Dieux vaincus les images,
Et qu'ils prétendaient, eux et lui,
Jouir partout du bien d'autrui,
Et se rendre dans l'Italie
Ce qu'est le Turc en Natolie,
Faisant tout ce qui leur plairait,
Le trouvât mauvais qui voudrait ;
Que le Destin à maître Enée
Avait sa parole donnée
Qu'il serait maître des Latins
Malgré les frondeurs et mutins,
Et que, comme Grec, Diomède
Y devait donner prompt remède,
Puisqu'un jour messire Aeneas
Lui pouvait tomber sur les bras
Voilà quel était le sommaire
De l'ambassade extraordinaire.
Il faut croire que l'envoyé
Du roi grec fut bien festoyé.

Inquiétude et perplexité d'Enée qui a du mal à s'endormir. (18-30)

Cependant le prince de Troie
N'a pas l'esprit beaucoup en joie :
Peu d'argent, beaucoup d'ennemis
Dans ce pays à lui promis,
La flotte toute délabrée,
La terre contre lui cabrée,
Et les soldats découragés
De ce que l'on les a chargés,
Et qu'au lieu de fêtes et noces
On leur a fait plaies et bosses,
Tout cela lui gâte l'humeur ;
Tout cela lui fait avoir peur
Que les promesses surannées
De mesdames les Destinées
Ne lui produisent enfin rien
Que force mal et peu de bien
Tout ce qu'il voit lui fait ombrage,
Tout ce qu'on dit le décourage.
Au diable si le Seigneur sait,
Non plus qu'un enfant, ce qu'il fait ;
Son pauvre esprit, qui se débauche,
Tantôt à droit, tantôt à gauche,
Est porté pitoyablement,
Et cent fois change en un moment.
Cette cruelle inquiétude
Qui le tient dans l'incertitude,
Le fait ressembler à de l'eau
Quand elle est dans quelque vaisseau,
Ou cuve d'airain bien fourbie :
Cette eau dont la cuve est remplie,
Quand le soleil, flambeau major,
Ou la lune, flambeau minor,
Enfin l'un des deux la regarde,
D'une lumière frétillarde
Eclaire les planchers, les murs,
Visite les lieux plus obscurs,
Et cette lumière volante
Remue au gré de l'eau flottante ;
Ainsi de messire Aeneas
L'esprit ne se repose pas.

La nuit vint, taciturne et sombre,
Et mit toutes choses à l'ombre
Des animaux les uns causaient,
Les autres endormis gisaient ;
Les uns disaient leurs patenôtres,
Les autres en engendraient d'autres ;
Pour maître Aeneas, il rêvait,
Ou, pour mieux parler, endêvait, [il éprouvait une vive contrariété]
Triste et pensif, la mine grise,
Comme un amant que l'on méprise,
Et chantant sans vouloir chanter,
Ce qui vaut autant que pester.
Son Altesse mélancolique,
Aux bords du Tibre pacifique,
Mais qui se dépacifiqua
Du jour que Turnus se piqua,
Faisait des châteaux en Espagne,
Songeant s'il prendrait la campagne,
Ou si, dans son fort enfermé,
À force de soldat armé,
De meurtres et de brigandages,
Il se ferait par les villages
Contribuer suffisamment
De quoi vivre commodément.
Tandis que ce penser l'occupe,
Il crut, lui qui n'était pas dupe,
Ni fat assez pour se forger
Un esprit prêt à le manger,
Ou l'âme de quelque grand-père
Qui demande un anniversaire ;
Il crut donc voir de ses deux yeux,
Depuis huit jours fort chassieux,
Mais je me trompe, il ne vit mie,
Car lors Son Altesse endormie
N'était pas en état de voir
Et dormait de tout son pouvoir ;
En s'attristant, le galant homme
S'était laissé surprendre au somme,
Et ronflait de belle hauteur,
Si l'on en croit certain auteur.

Le dieu du Tibre lui apparaît en songe et le rassure quant à son avenir. (31-50)

Ceci donc ne sera qu'un songe,
Qui ne sera pas un mensonge,
Ou bien quelque songe inventé,
Mais songe plein de vérité.
Il vit le bon fleuve du Tibre
Sur un poisson en équilibre,
Jambe deçà, jambe delà,
Qui lui parla comme cela ;
Mais il faut un peu le décrire
Devant que lui faire rien dire
Ses cheveux, qu'il portait fort longs,
Etaient entrelacés de joncs,
Un casaquin de toile neuve
Couvrait le dos de ce bon Fleuve,
Et ce superbe casaquin
Etait de couleur bleu turquin.
Ce fut donc en cette manière
Que ce fameux Dieu de rivière
Au bon Troyen plein de souci
Apparaît et lui dit ceci
« Oh ! oh ! beau prince de Phrygie,
Composez-vous quelque élégie ?
Quand tu devrais rire le plus,
Tes yeux bleus ont flux et reflux
De larmes qui font à ta face
Faire une fort laide grimace.
Tu t'affaibliras le cerveau ;
Fi, fi, fi, cela n'est pas beau.
Ne pleure plus, prince de Troie,
Sèche tes yeux, reprends ta joie,
Puisqu'à la fin, prince pieux,
Avec un gros ballot de Dieux,
Force gens et force équipage,
Tu te trouves sur mon rivage,
Sans que la grande humidité
Ait ton divin ballot gâté,
Ni l'air marin qui le fer rouille,
Ni l'amer flot qui si bien mouille ;
Enfin, malgré les accidents
D'un voyage de plusieurs ans.
Ne pleure donc plus, cher compère,
Car ta douleur me désespère ;
Si tu pleurais longtemps ainsi,
Ma foi, je pleurerais aussi.
N'est-ce point que tu crains la guerre
Qui te menace en cette terre,
Où, comme le Destin t'a dit,
Tu dois avoir tant de crédit ?
Tu ferais tort à ta prudence
Si tu t'affligeais par avance.
N'est-ce point par ambition
Que tu feins de l'affliction ?
C'est un fat, quiconque se pique.
De paraître mélancolique
Quand on ne l'est pas en effet.
Aurais-tu l'esprit si mal fait
Que tu contrefisses le triste ?
Ah ! ne sois plus mauvais copiste,
Toi qui ramènes en ces lieux
Et le sang de Troie et ses dieux !
Ne pleure donc plus tant, te dis-je :
L'homme de coeur point ne s'afflige.
Je te jure par Mahomet
Que le Ciel ici te promet
Tant de bien qu'on ne le peut dire,
À tes enfants un grand empire,
Et plus de beurre que de pain
Au valeureux peuple romain.
Ce qui te met tant en bredouille
Deviendra du brouet d'andouille : [s'en ira à rien]
Cette guerre et tous ses apprêts
Ne feront de loin et de près
Que blanchir contre ta prudence. [faire des efforts inutiles]
Et puis du Destin l'ordonnance
Ne se compterait donc pour rien !
Je te jure, en fleuve de bien,
Qu'ici le plus rude adversaire
Ne te pourra jamais mal faire,
Et quiconque l'entreprendra
Tôt ou tard s'en repentira,
Et, pour te donner une preuve,
Ajouta ce révérend Fleuve,
Que je te dis la vérité
En tout ce que je t'ai conté,
Ici près, sous une chênaie,
Tu dois rencontrer une laie.
Qui de trente beaux marcassins
S'est déchargé les intestins ;
Chaque marcassin qu'elle allaite
Est blanc comme le lait qu'il tète :
C'est-à-dire que, dans trente ans,
Le premier de tes descendants
Doit fonder une ville franche,
Qui sera nommée Albe ou Blanche,
À cause que les marcassins
Sont blancs et non pas Abyssins.
Or ouvre bien tes deux oreilles,
Et je te vais dire merveilles.

Le dieu du Tibre lui conseille de s'adresser à I'Arcadien Evandre, établi à Pallantée, sur le site futur de Rome, et dont le peuple est continuellement en guerre avec les Latins. Énée, à son réveil, remercie le dieu. (51-78)

Ici près, les Arcadiens,
Alliés des Dardaniens,
Sous Evandre, leur cher satrape,
Homme respecté comme un pape,
Bâtissent depuis peu de jours
Une ville avec ses faubourgs.
Cette nation a la guerre
Avecque la latine terre ;
Le Latin et l'Arcadien,
Ainsi que le chat et le chien,
Ont entre eux une grande haine,
Et c'est une chose certaine
Qu'au moindre petit compliment
Ils t'assisteront puissamment.
Vas-y je ferai que ma course
Rebroussera devers sa source ;
Pour peu que tes gens rameront,
Aisément ils surmonteront
Le fil de mon eau retardée,
Et ta flotte, par toi guidée,
En peu de temps ramènera
Le secours qu'on te donnera.
Sitôt que l'Aurore pleureuse
Aura mis la Nuit ténébreuse
Hors des bornes de l'horizon,
Il faudra, comme de raison,
Faire à Junon un sacrifice,
Afin qu'elle te soit propice ;
Il faudra m'en faire un aussi,
Dont je te dirai grand merci,
Moi qui suis le fleuve du Tibre,
Fleuve non du plus gros calibre,
Mais dont le poisson est fort bon,
Quoiqu'il sente un peu le limon. »

Le Fleuve, après tant de promesses,
Fit le plongeon, montrant ses fesses,
Parmi des roseaux se coula,
Et maître Aeneas s'éveilla
À l'heure que le soleil jaune,
Déjà de la longueur d'une aune,
Dorait le ciel encore enduit
Du noir à noircir de la nuit ;
Mais bientôt cette couleur brune
S'évanouit avec la lune.
Enée avec sa main puisa
De l'eau claire et s'en arrosa.
Après cette cérémonie,
Avec une grâce infinie,
Et d'un ton de voix argenté
Qui pourtant n'était frelaté,
Il dit : « O mères et grand-mères
De ces fleuves, de ces rivières,
Nymphes, humides Déités
Qui dans l'eau sous terre habitez,
Foi de cavalier, je vous donne
En ma très illustre personne,
Sans regret, et de tout mon coeur,
Un très fidèle serviteur.
Et vous, Tibre, que je révère
Autant que je faisais mon père,
Vous êtes fleuve qui valez
La mer et tous les flots salés.
Je vous garde un présent honnête,
Car je confesse qu'à ma tête,
Quand ma raison périclitait,
Comme une folle qu'elle était,
Lorsqu'elle était hors de cadence,
Par votre aquatique éloquence
Vous rendez la tranquillité.
Je veux boire à votre santé,
Quand mes affaires seront nettes,
Et vous veux dire des sornettes,
Si vous vous plaisez d'en ouïr :
J'ai bien de quoi vous réjouir,
Et prétends vous faire tant rire
Que vous serez contraint de dire
Que je sais bien dire le mot.
Feu Priam, qui n'était pas sot,
Outre mille bonnes parties, [talents, qualité intellectuelles]
Se plaisait fort en facéties :
Quand j'en faisais, ce pauvre roi
(Il m'est avis que je le vois)
Riait si fort que, quand j'y pense,
J'en ris encor de souvenance. »
Aeneas, ainsi se vantant,
Eut le nez de rouge éclatant,
Tant il eut une honte extrême
De s'être ainsi vanté soi-même :
Ce penser, le rendant confus,
Fut cause qu'il ne parla plus.

Au moment du départ, conformément à ce que le dieu lui avait annoncé, Énée aperçoit une truie blanche entourée de ses petits, qu'il sacrifie à Junon. Puis il remonte le Tibre et arrive à Pallantée. (79-101)

Devers sa nef il s'achemine,
En choisit deux de bonne mine,
Et les fournit de mariniers,
Et de rameurs, tous espaliers. [les premiers rameurs d'un banc dans une galère]
En ce même temps une laie,
Et ses petits, blancs comme craie,
Fut trouvée en ce même lieu
Qu'avait dit le bon demi-Dieu ;
Maître Aeneas la sacrifie
À Junon, dont il se défie,
Car grand'dame au courage altier
Ne donne jamais de quartier.
Le Tibre, suivant sa promesse,
De son cours fixe la vitesse ;
Ses flots, enflés auparavant,
Quand même il ne fait point de vent,
Paraissent lors en leur surface
Être de verre ou bien de glace,
Et ne font pas un petit pli.
« Parbleu, c'est un miroir poli »,
Dit Aeneas pour lui complaire
Pas un n'alla pas au contraire.
Le seigneur sur l'eau se pencha,
Et son rabat y rattacha ;
L'un y rajuste sa crinière,
L'autre y radoucit sa visière,
Pour voir comment ses yeux vainqueurs
Tyrannisent les pauvres cœurs
De ses pincettes le bon prince
S'ébarbe et ses mâchoires pince,
Maudissant celui qui les fit,
Et jurant parfois un petit.
Ses courtisans à l'envi firent
Ce qu'à leur prince faire ils virent,
Tous satisfaits étrangement
De l'eau qui ne court nullement.

Enée en une nef s'embarque ;
Sa nef sa route à l'autre marque,
Et va vite comme un oiseau,
Quoique remontant contre l'eau.
Les nefs sur ces eaux favorables
Vont comme tous les mille diables ;
Les arbres aux deux bords plantés
Sont grandement épouvantés
De voir des mâts et des cordages,
Des boucliers de tous étages,
Des rameurs et des gens armés.
Ces objets inaccoutumés
Non sans sujet les scandalisent,
Les uns aux autres ils se disent :
« Arbre, mon voisin, qu'est ceci ?
— Je n'en sais rien. — Ni moi aussi. »
Enfin les nefs si bien voguèrent,
Et les tours du fleuve tournèrent,
Qu'entre une et deux, après-midi,
Faisant un cri fort ébaudi,
Ils aperçurent la muraille,
Et le palais couvert de paille
Du prince Evandre qu'ils cherchaient.

Ce jour-là Evandre et son fils Pallas offraient un sacrifice dans une bois près de leur ville. Pallas fait d'abord bon accueil à Énée, qui peut débarquer. (102-125)

Ses sujets et lui lors faisaient
Au fils d'Alcmène un sacrifice
Qui n'était que de pain d'épice ;
Mais Hercule avait la bonté,
Connaissant bien leur pauvreté,
D'avoir plus égard à leur zèle
Qu'à leur offrande telle quelle.
Evandre et son cher fils Pallas,
En soutanes de canevas, [grosse toile servant de doublure aux pourpoints ou aux jupes]
Et son sénat en serpillière,
Chapeau de paille pour têtière,
Tous mal en ordre et mal bâtis,
Autant les grands que les petits,
En un bois voisin de leur ville
Entonnaient un beau vaudeville [chanson populaire]
En l'honneur du fils d'Alcmena
Quand un objet les étonna,
Qui pensa bien troubler la fête,
Et leur troubla si bien la tête
Qu'un révérend père encensant
De l'encensoir s'allait blessant,
Si par le bras le bon Evandre
N'eût eu la bonté de le prendre,
En même temps que l'encensoir
Sur son visage sec et noir
Etait prêt, par grand mal encombre,
D'éparpiller charbon sans nombre.
Ce prêtre avait vu des premiers
Les vaisseaux et les mariniers
De notre brave maître Enée,
Sans en avoir l'âme étonnée.
Pallas les avait vus aussi,
Et criant : « Ne bougez d'ici »,
De quelques gens il se fit suivre,
S'arma d'un dard garni de cuivre,
Alla voir Enée en son bord,
Et ces discours lui tint d'abord,
D'une contenance fort fière ;
Et sans faire le pied derrière :
« Monsieur ainsi par eau venu,
Qui ne nous êtes pas connu,
Déclarez-nous ce qui vous mène,
Pour nous délivrer de la peine
De penser ce que vous cherchez
En ces bords, aux vaisseaux cachés.
Est-ce pour guerre ou marchandise
Que vous marchez en cette guise ?
Si vous venez pour trafiquer,
J'ai des nippes de quoi troquer,
Et, si vous venez pour la guerre,
Je porte un certain cimeterre
Frais émoulu d'hier au soir,
Qui coupe aussi bien qu'un rasoir. »
Aeneas, à cette demande
Qui sentait fort sa réprimande,
Répondit fort civilement ;
Mais il tira premièrement
De la doublure de sa manche
D'olivier une verte branche,
Pour montrer qu'il voulait la paix ;
Et puis, en grec assez mauvais,
Car cette langue n'était guère
À son Altesse familière,
Il tint le langage suivant,
Exposant sa perruque au vent,
C'est-à-dire ôtant sa barette
Ou son chapeau ; mais un poète
Pour exprimer l'étui du chef,
Dit : bonnet, chapeau, couvre-chef,
Toque, tapabor, bourguignotte, [topador : bonnet dont les bords se rabattaient sur le visage]
Béguin, turban, cale, calotte, [béguin : coiffe de linge attachée sous le mention des enfants]
Casque, salade, heaume, pot, [pot : sorte de morion porté par les gens de pied]
Capuchon, barette, en un mot
Le plus éloigné synonyme
Chez nous rimeurs passe à la rime.
Retournons donc à ce qu'il dit :
« Toi qui montres par ton habit
Qu'il ne fait pas toujours le moine,
Car, et mal fait et mal idoine, [convenable, propre à ; latin idoneus]
Le tien n'est que de canevas,
Et descend même un peu trop bas,
Ceci te soit dit sans reproche,
En ce mien maritime coche,
Je cherche la protection
Chez le roi de ta nation,
Je viens chercher le prince Evandre, [Evandrum petimus, 119]
Afin de le prier de prendre
Pitié de nous autres Troyens,
Autrement dits Dardaniens.
Les Latins nous font rude guerre,
Et font les maîtres dans la terre
Où le Destin nous veut placer :
De là tu pourras bien penser
Que c'est coup sûr de nous bien faire,
Et que qui nous voudrait déplaire,
Ayant pour ami le Destin ;
Il pourrait perdre son latin.
— Le grand nom troyen partout vole,
Dit Pallas, et, sur ma parole,
Votre pays, à tous connu,
Vous fait ici le bienvenu.
Evandre est mon Seigneur, mon père,
Car, du vivant de feu ma mère,
Personne n'a jamais douté
De sa très grande honnêteté.
Mon père est d'une âme fort tendre ;
Vous lui ferez plaisir de prendre
Chez lui, vous et tous vos Messieurs,
Un mauvais repas, ou plusieurs.
Le bon Seigneur aura grand'joie
De voir chez lui des gens de Troie :
Venez donc descendre chez nous. »
Enée, à cet accueil si doux,
D'un saut se trouva sur la rive,
S'écriant : « Qui m'aime me suive ! »
Mais chacun ne sait pas sauter :
Quelques-uns, voulant l'imiter,
Trop témérairement tombèrent,
Et dans l'eau bien avant plongèrent,
Quelques-uns par-delà le cou,
Dont ils burent plus que le soûl ;
Enfin, après mainte hurlerie,
Mainte risée et raillerie
Qui ne valait pas grand argent ;
Chacun à l'envi diligent,
Des nefs descendit au rivage,
Hors quelques gardeurs de bagage,
Et les matelots du vaisseau,
Qui sont accoutumés sur l'eau.
Aeneas et toute sa bande
Dansaient parfois la sarabande,
Et gambadaient de temps en temps,
Tant ils étaient gais et contents.
Pallas, les voyant ainsi faire,
Dansait aussi pour leur complaire,
Outre que le jeune Seigneur
De sa nature était danseur,
Quoiqu'une histoire scandaleuse
Lui donne une jambe cagneuse,
Mais on sait au moins, ce dit-on,
Que Pallas donna du bâton
À l'écrivain de cette histoire :
Il ne faut point donc trop la croire,
Ni trop peu ne la croire pas.

Énée va rencontrer Évandre, qui accueille les Troyens avec bienveillance et évoque son amitié pour Anchise. (126-151)

Enée, allant donc de son pas,
Comme j'ai dit, l'âme fort gaie,
Trouva des soldats mis en haie,
Et des milords arcadiens,
Qui, voyant venir les Troyens,
Se fendant leur firent passage ;
Puis Aeneas tint ce langage :
« O seul des Grecs homme de bien,
Car les autres ne valent rien,
Sur ton nom et ta bonne mine,
Quoique tu sois Grec d'origine,
Et superlativement Grec,
Tu ne me seras point suspect.
Nous sommes parents l'un et l'autre,
Ce m'est grand honneur. — C'est la vôtre.
— C'est moi qui cet honneur reçois.
— Ah ! ce n'est pas vous. — Ah ! c'est moi. »
Par ces répliques et dupliques,
De leurs royales rhétoriques
Ils firent quelque temps essai.
Pour dire le vrai, je ne sais
Qui des deux était le plus sage,
Et qui plus disert personnage.
Pour Aeneas, je sais fort bien
Qu'il parlait longtemps en un rien,
Tant sa langue était bien pendue,
Et que, dans une affaire ardue,
Sans se préparer il parlait
Bien souvent plus qu'on ne voulait ;
Et, si l'autre en était de même,
De tous deux l'éloquence extrême,
En ce siècle où l'on parla tant,
Eût rendu leur nom éclatant
En matière de parlerie,
Qu'autrement on dit hâblerie.
« O généreux Arcadien,
Quoique grand prince, homme de bien,
Dit Aeneas au bon Evandre,
Nous avons l'honneur de descendre
Tous deux d'Atlas, et n'en doutez,
Car Mercure, dont vous sortez,
Fut fils de Maie ; Atlas, son père,
Le fut de Letra, qui fut mère
De Dardan notre fondateur,
Du sang troyen propagateur.
Or, puisque notre parentèle
Entre nous se rencontre telle,
Il faut, si vous le désirez,
Que nous soyons confédérés.
Par ambassade députée,
J'aurais votre amitié quêtée,
Et j'aurais pu vous députer
Quelque fourbe adroit à traiter,
Et fait à notre badinage,
Mais, sans train et sans équipage,
Moi-même suis ici venu,
Quoique je vous sois peu connu,
Pour vous dire que le roi Daune
M'en donne tout du long de l'aune, [traiter avec sévérité, sans ménagement]
Et que vous en donnant aussi,
Moi de là, comme vous d'ici,
Nous pouvons bien à la pareille
Lui donner bien fort sur l'oreille,
Pourvu que nous nous entendions.
Mes chevaliers et mes pions
Sont vaillants, aussi sont les vôtres :
Assemblons donc les forces nôtres,
Et frottons bien nos ennemis.
De se défendre il est permis,
Et, sans charger ma conscience,
Je puis assommer qui m'offense. »

Réponse d'Évandre, qui accueille les Troyens avec bienveillance. (152-189)

Evandre, tant qu'il sermonna,
Des yeux partout l'examina,
Puis, riant et lui faisant fête,
Et se grattant un peu la tête,
Car devant que complimenter
Il soulait sa tête gratter,
Ainsi qu'on lit dans son histoire,
Voici, si j'ai bonne mémoire,
Ce qu'en troyen mal prononcé
Il dit, en vieillard bien sensé,
Au révérend messire Enée :
« Que bénite soit la journée
Que je vous vois de mes deux yeux,
Monsieur Aeneas le pieux !
En vous je crois voir votre père,
Car, pour Madame votre mère,
Nous savons ce que nous savons ;
Mais bouche close, et poursuivons.
Votre père donc, que Dieu garde !…
Foin, il est mort, et par mégarde
Je viens de lui faire un souhait
Tel que pour un vivant on fait ;
J'ai peine à m'empêcher d'en rire.
Votre père donc, veux-je dire,
Que Dieu garde en son paradis,
Etait homme des plus hardis,
Grand joueur de trente et quarante
Et dansait des mieux la courante,
Au reste de vertu pourvu
Aussitôt que je vous ai vu,
J'ai cru le voir, tant il me semble
Que Votre Altesse lui ressemble : [recordor vultum magni Anchisae, 156]
Vous êtes pourtant plus replet,
Au lieu qu'il était maigrelet,
Et qu'il portait la barbe large,
Sans y pratiquer une marge,
Sur la lèvre se pincetant
Le poil, à grand'peine naissant,
Comme je vois bien que vous faites ;
Pour moi, j'ai perdu mes pincettes,
Et, quand aujourd'hui j'en aurais,
Point ou peu me pincetterais ;
Mais chacun en use à sa guise.
Sa perruque était un peu grise ;
La vôtre ne l'est pas encor,
Et reluit aux yeux comme l'or.
Son nez, tranchant comme le nôtre,
En approchait plus que du vôtre ;
De plus il avait un poireau, [une verrue]
Mais il n'en était pas moins beau.
Enfin, dans votre ressemblance,
Je n'y trouve de différence
Qu'en ce que l'on appelle l'air ;
Cela ne vaut pas le parler.
Pour conclure, il est véritable
Que le père au fils est semblable. »

Le bon Evandre ainsi jasait
De défunt Anchise, et disait
Cent choses à dire inutiles,
Dont quelques Troyens, gens habiles,
Disaient, s'entreparlant tout bas :
« Ce vieil roi nous croit de grands fats,
Ou bien est un grand fat lui-même,
Sauf l'honneur de son diadème.
L'arcadien roi cependant
Son discours allait étendant :
« Lors, disait-il, de mon jeune âge,
Feu Priam, sans grand équipage,
Chez feu mon père vint loger
Sur des chevaux de messager :
Il allait voir dame Hésione,
Sa soeur, une reine très bonne,
Qui dans Salamine a fondé
Deux tripots et trois jeux de dé :
Elle avait l'âme brelandière,
D'ailleurs de vertu singulière,
Le bon Dieu lui fasse pardon !
De ce fils de Laomédon,
De Priam, était à la suite
Votre papa, dont la conduite
Fit admirer mon père et moi.
Il n'avait, non plus que son roi,
Nul poil à raser qu'à la tête.
Que c'était une bonne bête !
Je me souviens qu'il me vola
Tout mon argent au quinola,
Dont il m'acheta deux aiguières,
Il m'engrossa trois chambrières,
Et puis ensuite fit si bien
Que la chose passa pour rien.
Dès lors d'amitié nous nous prîmes,
Et de beaux présents nous nous fîmes ;
Je lui donnai deux arcs turquois,
Un vocabulaire narquois, [un dictionnaire de mots comiques, satiriques, burlesques]
Une recette pour les dartres,
Des Heures, usage de Chartres,
Car il lisait très volontiers,
Et lisait des jours tout entiers.
Je lui donnai d'Orphée une ode,
Son beau traité sur la méthode
De châtrer sans incision,
Et son livre sur Ixion,
Pour savoir si sa chère Nue
Fut depuis grâce au ciel tenue.
Dans ce même livre il prouvait
Que Junon, accouchant, n'avait
Aucun besoin de sage-femme,
Ainsi qu'une mortelle dame,
Et pour son enfant mettre à l'air
N'avait qu'à tout laisser aller.
Il me donna pour récompense
Un beau gobelet de faïence,
Un jeu de quilles et son sac,
Un gros rouleau de bon tabac,
Le meilleur qui, dans l'Arcadie,
Ait cervelle d'homme étourdie ;
Une toque, et son cordon d'or,
Que mon fils Pallas porte encor,
Et sa dague bien façonnée,
Que je n'ai plus dès l'autre année,
Car un laquais sans répondant
Me la prit avec son pendant.
Ainsi c'est une affaire nette
Qu'entre nous l'alliance est faite,
Si bien qu'étant votre allié,
Sans que vous m'eussiez supplié,
J'aurais, sur la moindre nouvelle
Que vous avez guerre cruelle
Avec Daune mon ennemi,
Tenu prêt un secours d'ami.
Dès demain l'on battra la caisse ;
Je ferai lever gens sans cesse,
Desquels, cher prince, vous ferez
Tout ainsi que vous l'entendrez. »

Ainsi parla le bon Evandre :
Les Troyens, ravis de l'entendre,
Crièrent à l'envi Vivat ;
Aucuns rirent avec éclat,
Et le vivat et la risée
Emurent si bien l'assemblée
Que le plus triste du troupeau
N'eût quitté sa part du gâteau
Pour somme d'argent très notable.

D'Aeneas l'hôte vénérable
Le pria du meilleur du coeur
De lui vouloir faire l'honneur
De voir finir le sacrifice :
« Je suis tout à votre service »,
Dit Aeneas. Un presbyter [un prêtre]
Lui vint l'encensoir présenter ;
Il le prit sans cérémonie,
Avec une grâce infinie ;
Mais, avec cette grâce-là
Son encensement mal alla,
Car, étant nouveau dans l'affaire,
Il crut, et crut en téméraire,
Qu'il n'avait qu'à pousser bien fort :
Il s'évertua donc d'abord ;
Mais, ébranlant trop la machine,
La braise lui chut sur l'échine.
Sa faute il voulut réparer ;
Il ne fit rien que l'empirer :
Du prêtre il blessa les deux nièces,
D'un chandelier fit quatre pièces,
Enfin il fit de l'encensoir
Des choses hideuses à voir,
Tellement que le bon Evandre
Fut contraint de l'encensoir prendre,
En lui disant, les yeux baissés :
« Monsieur Aeneas, c'est assez. »
Ainsi l'encensoir peu propice
Deux fois troubla le sacrifice :
L'une, quand Aeneas survint,
Qu'un prêtre épouvanté devint ;
Et l'autre, quand Son Eminence,
Ne sachant comment on encense,
Si tragiquement encensa
Que tout presque il bouleversa.
Pour faire perdre la pensée
D'une chose si mal passée,
On mit fin à l'oblation,
Et puis l'on fit collation :
La nappe on étendit sur l'herbe,
Chacun pour son siège eut sa gerbe.
De la peau d'un puissant lion
Evandre avait un pallium.
Il mit en la place honorable
Le Dardanien vénérable.
Chacun, outre un morceau de boeuf,
Au lieu de potage eut un oeuf,
Mais à maître Enée, et pour cause,
Evandre fit doubler la dose.
Maint jouvenceau à servir prompt
Donnait à tous à boire en rond,
Et tous, d'égale diligence,
Vidaient les tasses d'importance.

Après que chacun fut repu,
Evandre, chacun s'étant tu,
Dit à l'infant de Cythérée
Ces mots : « La fête célébrée
Est fête de dévotion,
Et non de superstition ; [vana superstitio, 187]
Elle est fête en raison fondée,
Par nous soigneusement gardée,
Pour rendre grâce aux Immortels
De nous avoir de périls tels [saevis periclis, 188]
Préservés, que même à cette heure
Bien peu s'en faut que je ne meure
De peur, à songer que je vas
Vous conter cet horrible cas. »


SUITE PAR JACQUES MOREAU

Scarron, mort en 1660, ayant laissé l'œuvre inachevée, Jacques Moreau va se charger de raconter la suite.

« Oh ! le nigaud, le polisson,
Le grand benêt, le limaçon,
Plus froid que la plus froide glace !
Crois-tu pouvoir remplir la place
De l'inimitable Scarron ?
Veux-tu passer pour fanfaron,
Pour un poète ridicule,
Plus opiniâtre que mule ?
C'est bien à toi, chétif ballon,
De vouloir au sacré vallon
Incorporer ta corpulence
Après un auteur d'importance !
Auteur plaisant, mais renommé,
De tous savant fort estimé,
Que le roi vit toujours sans peine,
Et même avec plaisir la reine ;
Aussi bien que les courtisans,
Les chanceliers, les présidents,
Des ducs et maréchaux de France
Il fut louangé d'abondance.
Il brilla chez les Hollandois,
Les Allemands, les Suédois,
Chez les Latins, gens pacifiques,
Gens naturellement comiques,
Aimant la vie et le repos,
Laissant la guerre à faire aux sots.
Son nom fut jusqu'en Valaquie,
Dans l'Archipel, dans la Turquie,
Où l'on dit que le Grand Seigneur,
Quand il est dans sa belle humeur,
Ou bien sur sa chaise percée,
Chaise souvent favorisée,
Prend un Virgile dans sa main,
Pour se tenir l'esprit serein,
Et toujours le nourrir de joie ;
Là, sa belle âme se déploie,
Et se fait connaître en détail
Par l'un ou l'autre soupirail.
Chez le grand Kan de Tartarie
Et chez le Czar de Moscovie,
Chez le Perse et chez l'Indien,
Chez l'Arabe et l'Égyptien,
Enfin dans la machine ronde
Qui comprend l'un et l'autre monde,
Scarron de tous est honoré,
Chéri, couru, même admiré.
Et tu voudrais, ne t'en déplaise,
Comme un Jean-logne ou comme un Blaise,
Sur I'Hélicon, en idiot,
Te manifester pour un sot,
Pour un Iroquois, un sauvage,
En suivant si grand personnage,
En imitant si digne auteur,
Du bouffonisme tout l'honneur ?
As-tu pour la plaisanterie
Un rond de polissonnerie
Tout prêt dans ton petit cerveau,
Assez gaillard, assez nouveau,
Pour ne pas craindre une déroute,
En voulant marcher sur sa route ?
Crois-mol : garde tes quolibets,
Tes rébus et tes sobriquets,
Pour les habitants de la Seine
Fréquentant la Samaritaine.
Est-ce à toi, poète crotté,
De te donner la liberté
D'entrer en lice avec ton maître ?
Sans toi l'on voit ici paraître
Assez d'auteurs, sifflés, bernés,
Assez d'imprimeurs ruinés,
Assez d'ouvrages méprisables,
Assez de livres pitoyables… »

Halte-là, monsieur l'orateur,
Vous êtes de mauvaise humeur ;
Vous me prenez pour une cruche,
Pour un pied-plat, pour une autruche,
Un idiot, un sot enfin.
Concedo : rien n'est si certain.
Savez-vous ce que je sais faire ?
Si je sais parler ou bien braire ?
Si mon esprit est de travers ?
Si je sais mal tourner un vers ?
De Scarron, ce grand personnage,
Je connais trop bien le ramage,
Pour me flatter de réussir,
En le suivant dans mon loisir.
Il faudrait, la peste me tue,
Avoir tout à fait la berlue,
Autrement perdu la raison,
Et me donner pour un oison.
Je ne suis pas encor si bête,
Si sot, si dépourvu de tête ;
Je ne suis pas des partisans
De la fumée et de l'encens,
Pour encenser ainsi ma veine ;
Je ne bus jamais d'Hippocrène,
Et je m'en tiens à l'hypocras,
Boisson des dieux dans leurs repas,
Autrement de la Malvoisie,
Ou nectar, à la fantaisie
De celui qui veut en parler.
Pour ma rate désopiler,
Je veux chanter d'un ton grotesque,
Suivant de loin le ton burlesque
De Scarron, maître dans cet art,
De l'Énéide plus du quart ;
Car c'est le tiers que je veux dire.
Muse qui m'excitez à rire,
Muse bouffonne, prenez soin
De votre élève en ce besoin !
Courage, petite bavarde,
Mon amour, et mon égrillarde !
Recherchez votre belle humeur :
Il s'agit de me faire honneur
Et de me mettre sur la trace
Qui conduisit sur le Parnasse
Cet esprit rare et merveilleux,
Toujours gai, jamais songe-creux,
Ce maître en fait de parodie,
Qui chez Évandre, en Arcadie,
Laissa le pieux Æneas,
Prendre un tantinet ses ébats,
Et ménager une alliance
Dont il avait grande espérance.
Donnez-moi le tour et le ton
Propres pour le conteur bouffon,
Plus une dose de mémoire,
Pour prendre le fil de l'histoire
Où ce facétieux humain
À voulu rester en chemin.


Jacques Moreau ne reprend pas un long passage du livre VIII. Il passe du sacrifice offert par Évandre au départ d'Énée.

Je crois que ce fut dans un temple
Où ce Troyen montra l'exemple,
Prenant en main un encensoir
Qu'il ne put mettre à son devoir,
Car, en ébranlant la machine,
Il avait, sur sa droite échine,
Même par-dessus les autels,
Versé les charbons immortels,
Dont il avait percé la nappe
Du très vénérable Esculape,
Ou bien celle d'un autre Dieu
Que l'on révérait dans ce lieu ;
Car dans toute cette Italie
Grande fut toujours la folie,
Comme la superstition,
Qui paraît à chaque action.

Du temple il fut se mettre à table,
Où, d'un air tout à fait aimable,
Il fit les honneurs du festin,
Qu'Évandre donna ce matin.
Il but toujours à tasse pleine,
Fit le bouffon et la sirène,
Chanta la petite chanson,
N'épargna Cloris ni Fanchon
Dans les contes qu'il fit pour rire ;
S'il ne fut pas jusqu'à médire,
Peu s'en fallut, je le sais bien,
Quoique Maron n'en dise rien.

Après, le pieux fils d'Anchise
Fut vite changer de chemise,
Se donner deux coups de rasoir,
Sur ses souliers mettre du noir,
De la poudre sur sa perruque,
Et son rabat blanc sur sa nuque,
Pour se préparer au départ,
Car il se faisait déjà tard.
Il ordonna qu'à fond de cale
L'on fermât son sac et sa malle,
Son pot à pisser, tout fin neuf,
Et cinq ou six livres de bœuf,
Pour faire du bœuf à la mode,
Selon l'usage et la méthode
Des cuisiniers de ce temps-là.
Puis, tout courant, il s'en alla
Faire ses adieux dans la ville,
Ce qui n'était pas fort utile ;
Car, quoiqu'il ne fût pas connu,
Il vit le gros et le menu.
Ensuite, il fut en diligence
Étaler sa vive éloquence
Au bon roi des Arcadiens,
L'assurant qu'il aurait des siens
Aussi grand soin que de sa troupe ;
Qu'en tout temps ils auraient la soupe
Et bon pain de munition ;
Enfin, avec attention,
Il fut ravitailler sa gourde,
Et paya ce roi d'une bourde
Ou d'un compliment d'amitié,
Dont il ne tint pas la moitié.
La bourde était une assurance
D'une éternelle bienveillance,
D'une sincère et tendre ardeur
Qu'il disait sentir dans son cœur
Pour le généreux prince Évandre.
N'est-ce pas erreur de prétendre,
En ces temps-là comme en ceux-ci,
De trouver un fidèle ami ?
Force dehors, force grimace,
Embrassade dans la bonace ;
Mais le vent vient-il à changer,
Peut-on prévoir d'être en danger
De servir un jour de ressource
Par son crédit ou par sa bourse,
Adieu la tendresse et l'ami !
Heureux s'il n'est pas ennemi,
Et si, refusant ses services,
Il ne rend pas mauvais offices.
Le bon monarque Évandre crut
Dans ce temps-là ce qu'il voulut.

Comme il n'est pas fort nécessaire
Que j'en fasse ici mon affaire,
Retournons à notre Troyen,
Qui des mieux trouva le moyen
D'enjôler ce roi d'Arcadie
Par sa charmante mélodie.
Il en eut bel et bon renfort,
Avec quoi, marchant vers le port,
Il mit ses troupes en bataille
Près du revers de la muraille,
Pour leur éviter les gros vents
Qu'il faisait sur mer dans ce temps.
Pendant que son infanterie,
Et toute son artillerie,
J'entends celle de ce temps-là,
Comme béliers et cætera,
Ainsi que des harengs en caques,
Dans des vaisseaux et des caraques
S'arrangeaient pour se mettre en mer
En attendant la pleine mer,
Afin de commencer voyage,
Notre Æneas fait du rivage
Partir huit ou dix escadrons
De cuirassiers, de lancerons, [portes-lances]
Tant des troupes Étruriennes,
Que Toscanes, Arcadiennes.
Chacun portait botte de foin,
Pour s'en servir dans le besoin,
Avec un picotin d'avoine,
Peut-être une once de bétoine
Pour prendre en guise de tabac
Quand on coucherait au bivac,
Après l'exercice, les marches,
Évolutions, contre-marches.
Achate et le brillant Pallas
Accompagnèrent Æneas,
Qui, de crainte d'une déroute,
Toujours répétait ce qu'en route
Chaque chef devait observer,
Pour qu'en ordre on pût arriver.
Vous dirai-je que dans la plaine
Les habitants, tous hors d'haleine,
Vinrent faire tristes adieux,
Chagrin au cœur, larmes aux yeux,
À leurs parents, à leurs confrères ?
On voyait là pères et mères,
Le verre et la bouteille en main,
Avec une croûte de pain,
Buvant tous le vin de partance
En racontant leur doléance.
« Marche ! » fut dit de main en main,
Puis le tout se mit en chemin,
En témoignant brillante joie
D'être utile aux restes de Troie.

Æneas, retournant au port,
Résolu de monter son bord,
Vit de loin, sur une rivière,
Un bois de forme irrégulière,
Richement muni de lapins,
Quoique ce ne fût que sapins.
Ce bois, formant une colline,
Fut jadis par dame Sabine,
D'où nous vient le peuple Sabin,
Consacré pour le dieu Silvain.
Tarcon, sous son épais feuillage
S'allongeant jusques au rivage,
Y campait avec tous les siens,
À gauche des Étruriens ;
Æneas, pour sa bienvenue,
Voulait le passer en revue,
Et le faire marcher au port,
Afin de revirer de bord.

Dame Vénus, sa bonne mère,
Lui paraissant dans l'atmosphère,
Jambe deçà, jambe delà,
Sur un nuage, lui parla
En ces termes pleins de tendresse:
« Mon cher fils, je tiens ma promesse ;
Point de chagrin, point de souci,
Ta bonne mère en ce lieu-ci
Va te nipper de bonnes armes
Qui coûteront un jour des larmes
Aux ennemis de ton repos,
Qui ne feront pas de vieux os.
Si, malgré le Destin contraire,
Ils se font toujours une affaire
D'empêcher que chez le Latin,
Naturellement fagotin,
Tu ne puisses prendre racine
Ni mettre en repos ton échine.
C'est mon époux, le dieu Vulcain,
Qui forgea de sa propre main
Ce brillant attirail de guerre
Qui n'a pas son pair sur la terre.
Suis donc le conseil de Vénus,
Et va, mon fils, trouver Turnus ;
Avec lui combats et ferraille
Tête à tête ou bien en bataille,
Sans craindre que ce gros vilain
Puisse jamais percer ton sein
Avec sa tranchante alumelle. [épée]
Va lui ravir cette pucelle,
Cette fille du roi Latin,
Malgré l'effort du Laurentin. »

Après ces mots, d'une accolade,
Pour dire mieux, d'une embrassade
Elle honora son digne fils ;
Puis, sous un chêne, vis-à-vis,
Elle attacha ces belles armes,
La cuirasse, la cotte d'armes,
Le casque avec le baudrier,
Le sabre et le grand bouclier,
Dont Æneas, par parenthèse,
En fut si fort transporté d'aise
Que, sans savoir ce qu'il faisait,
Il riait, chantait et dansait
Une espèce de sarabande,
Qui, pour lors, fut de contrebande,
Tant et si mal il la dansa.
Dame Vénus, voyant cela,
Lui laissa passer sa folie,
Pour un général peu jolie.

Après qu'Æneas eut dansé
À peu près comme un insensé,
Il prit ce casque si terrible,
Qui devait être si nuisible
À ses ennemis les Latins,
Les Rutulois, les Laurentins :
Il portait une grosse aigrette
Plus reluisante que sa brette,
D'un beau rouge imitant le feu,
Finissant par un ruban bleu ;
Je ne sais pas s'il fut céleste,
S'il fut turquin : point de conteste
En ce que je ne sais pas bien,
Car mon Virgile n'en dit rien.
Il prit, après, la grande épée
Que Vulcain avait bien trempée
Dans de bon vinaigre rosat,
Pour qu'elle eût couleur d'incarnat.
Ensuite il vint à la cuirasse :
La peste ! c'était une masse
D'un airain tout des plus pesants,
Des mieux grattés, des plus Iuisants,
Presque de couleur de nuage,
Dans lequel Phébus fait voyage
Quand il veut priver les humains
De ses rayons doux et bénins.
Il la prit avec sa bretelle,
Et la mit sur son escarcelle ;
Il examina les cuissards,
Les gantelets et les brassards,
Qu'il trouva de mode nouvelle,
Tirant sur couleur isabelle,
Fabriqués d'un riche rnétail
Et rehaussé partout d'émail.
Un peu trop lourde était la lance,
Quoiqu'elle eût fort belle apparence ;
Splendide était le baudrier ;
Mais l'ouvrage du bouclier
Était la huitième merveille,
D'une beauté, mais sans pareille,
Difficile à mettre en écrit,
À moins d'un transcendant esprit.
Vulcain de deviner se pique :
Aussi, dans sa vaste boutique,
Avait-il, sur ce bouclier,
Pour faire valoir son métier,
Mis l'arbre généalogique,
En ouvrage à la mosaïque,
De tous descendans d'Iulus,
À commencer par Romulus,
Ce bon et brave gentilhomme
Qui fut le vrai parrain de Rome,
De Rome qu'on chôme aujourd'hui
Comme la nourrice et l'étui
De tant de braves capitaines,
De tant et tant de têtes pleines
De grand savoir, en bien, en mal ;
De Rome, cet original
De bonnes, de mauvaises choses,
Où des montagnes sont encloses,
Dont le grand et vaste circuit
Demande un jour, même une nuit
Des plus grandes qui soient au monde,
Pour en faire au juste la ronde.
Mais revenons au bouclier,
Qu'il faut ici versifier,
Pourvu pourtant que je le puisse
Sans que mon esprit s'étourdisse,
Sans que j'en perde la raison
Et que rime vienne à foison.

D'abord paraissait une louve, [lupam, 630]
Qui deux petits marmousets couve ;
Cette louve faisait le tronc
De cet arbre si gros, si long,
Qui fait la généalogie
D'Ascagne, qui s'est élargie
D'une toise, voire de deux,
En hommes vaillants, généreux.
Ces deux marmousets, quoique frères
Furent cependant deux faux frères,
Différents d'esprit et d'humeur,
Et n'avaient pas le même cœur.
Le cadet fut nommé Romule ;
Il tenoit un peu de la mule,
Ce que l'on connut quand Rémus,
Son aîné, portant nez camus,
Fut par lui mis tout en javelle,
Au sujet de mince querelle
Entre eux deux pour les fondements
D'une enceinte de bâtiments ;
Un docteur, qui ferait l'habile,
Dirait une enceinte de ville ;
Mais pour moi, qui ne le fais pas,
De bâtiments je fais grand cas,
Car sans eux il n'est point de ville,
Sans ville, l'homme est inutile,
Sans esprit, sans âme et sans voix,
Et ce n'est plus qu'un villageois,
Comme l'est et sera le maire
Noirot, cet homme atrabilaire
Qu'après Châlons, en un seul mot,
Je définis du nom de sot.
Attenant, il avait mis Rome
À peu près et quasi tout comme
Rome nous paraît aujourd'hui.
Là, I'enlèvement inouï
De jeunes filles ses voisines,
Que pour lors on nommait Sabines, [Sabinas raptas sine more, 635]
Se faisait voir en grand relief,
Dont leur roi montra grand grief,
Si grand que, quoique débonnaire,
Il voulut venger cette affaire
Qui, pour le Romain, sonnait mal,
Car il y parut animal,
Mais animal à toute outrance,
Dont il fut fort blâmé, je pense,
Et même en tous temps le sera
De qui cette histoire lira.
Onc ne fut telle effronterie
Ni si grande piraterie
Contre le sexe féminin,
Qui, pour le coup, ne fut pas fin ;
Car j'ai lu cette espièglerie,
Où j'ai vu que l'une s'écrie :
« Maman, on ravit mon honneur,
Arrêtez donc cet effleureur
Ou maraudeur de jeunes filles,
Qui déshonore nos familles. »
D'autres se servaient de leurs dents,
Des poings, des pieds, de jurements,
Donnaient tous les Romains au diable,
Traitaient leur roi d'abominable,
D'infâme, de poison d'honneur,
D'autoriser le suborneur.
La coquette en était bien aise
Et criait : « Fadaise ! fadaise !
Compagnes, faites comme moi,
Vous n'en mourrez pas, sur ma foi,
Puisque vos mères sont en vie.
Humanisez-vous, je vous prie,
Il n'en sera ni plus ni moins,
Si vous savez tenir vos coins. »
L'esclave, gentille et fringante,
En dansant des pas de courante,
Chantait : « Liberté ! liberté ! »
Reprenait un air de fierté,
Faisait contorsions et mines,
Toutes aimables, toutes fines ;
Mais pères et frères hurlaient
Et déjà leurs armes prenaient,
Dont il s'ensuivit grosse guerre
Qui longtemps occupa la terre.

Tout près de cet enlèvement
On voyait faire le serment
D'une étroite et longue alliance,
Qui fut depuis de conséquence,
Entre les sujets du Sabin
Et ceux de ce fier carabin
De Romulus ou de Romule,
Qui fit lui-même la formule
D'un traité de bonne amitié
Dont je dirais bien la moitié
Du contenu, si plus ne passe,
Car depuis longtemps je ramasse
Les articles de bout en bout ;
Mais le temps, qui dévore tout,
M'en a privé d'une partie,
Lui qui n'est pas à garantie
Sujet en aucune façon.
N'est-ce pas une trahison
Insouffrable, même fort noire,
De nous enlever de l'histoire
Les plus sûrs et meilleurs lambeaux,
Dont tant et tant de grands cerveaux
Se sont dérangé la cervelle
À déterrer cette parcelle
Qui, satisfaisant leurs esprits,
Aurait brillé dans leurs écrits ?
Les Romains gardèrent les filles
Avec le gré de leurs familles,
Mais ils les gardèrent sans bien :
La Sabine, pour dot, n'eut rien,
Ce qui, dans le temps où nous sommes,
N'accommoderait pas les hommes,
Grands épouseurs, si gros argent
De la fille est le contingent.

Là, plus haut, dans un réceptacle,
Paraissait le triste spectacle,
Ordonné par Hostilius
Touchant le traître Métius, [Métius, dictateur d'Albe, avait trahi les Romains]
Qui, sans rougir, tourna casaque
À ce Romain, dans une attaque,
Faisant la guerre aux Fidenats,
Les inventeurs des cadenats,
Dont il fut, par quatre haridelles,
Mis en quatre égales parcelles,
Qui le mirent au rang des morts
En partageant ainsi son corps.

À gauche paraissait l'histoire,
Que force gens ont peine à croire,
Du redoutable Porsenna, [Porsenna, roi des Étrusques, marcha contre Rome]
Que, dans sa fureur, assena
D'intention le fier Scévole :
Ce n'eût pas été poire molle,
Si sa dague eût bien rencontré
Il l'aurait du moins éventré.
Ce qui n'aurait, pour sa tripaille,
En vérité, rien fait qui vaille.
Il rebroussa pourtant chemin,
Emmenant avec lui Tarquin,
Dont on conte histoire plaisante,
À mon sens trop réjouissante
Pour ne la pas coucher ici
En détail un peu rétréci.
On conte donc qu'une Lucrèce,
Belle, mais faisant la diablesse,
La cruelle et revêche aussi,
Avait à ce tyran transi
En plein donné dans la visière,
Contrefaisant la minaudière,
Et croyant que ce fier Tarquin
Du moule de son casaquin
Lui ferait, dans un hyménée,
Sentir le poids quelque journée.
Parbleu ! la belle mit auprès,
Dont s'ensuivit fatal décès,
À peu près de cette manière,
Soit qu'elle fît toujours la fière,
Chose rare dans ce temps-ci,
Où, pour un simple grand merci,
Souvent la plus fière donzelle,
Encor mieux que la moins cruelle,
De l'amour prend une leçon,
Et laisse comme à l'abandon
Aller au matou son fromage,
Ce qui dérange le ménage,
Met le désordre à la maison ;
Encor veut-on avoir raison
Et suivre des autres la trace,
Tant on a poussé loin l'audace,
Et tant le sexe féminin
Est devenu doux et bénin !
Bref, notre vestale Lucrèce
Fit ou ne fit pas la tigresse ;
C'est ce qu'on n'a pu bien savoir,
Comme bientôt vous l'allez voir.
Tarquin n'en voulut pour épouse,
Quoique de fois bien dix ou douze
Il lui parlât de son amour
Sans aucun espoir de retour.
Piqué de perdre son amorce,
Soit de gré, soit de vive force,
Ce tyran voulut, par honneur,
Cueillir le premier cette fleur
Dont Lucrèce faisait parade,
Tant y a qu'elle eut bonne aubade
Peut-être bien qu'il l'effleura,
Car la belle se perfora,
Ou d'un couteau trancha sa vie,
Que ce Tarquin avait salie
Par cet endroit déshonorant.
Si ce fut après ou devant,
C'est un point obscur dans l'histoire :
Ce que je sais, c'est qu'à sa gloire
Rome fit dresser des autels
Pour qu'à I'avenir les mortels,
Charmés d'un si sensible exemple,
Vinssent I'honorer dans son temple.

Mais retournons à Porsenna :
Avec lui Tarquin s'en alla,
Ayant perdu toute espérance
De rétablir sa corpulence
Sur l'éclatant trône Romain,
D'où Rome l'avait, en gredin,
Chassé, ne voulant plus de maître ;
Ce que Rome fit bien paraître
Établissant le consulat
Qui se soutint avec éclat.
On voyait là le brave Horace
Suivre de Porsenna la trace,
Faire sauter l'arche d'un pont
Dont ce Porsenna fit un bond,
Mais un bond partant de colère,
Qui lui rendit l'air tout sévère.
Il bondit donc bien autrement
Quand il vit, presque au même instant,
L'intrépide et fière Clélie [Cloelia, 651]
À ses yeux faire la folie
De passer à nage dans l'eau,
Pour conserver sa belle peau
De la libidineuse rage
De ce tyran brute et sauvage,
Toujours prêt, comme le grivois,
De brusquer un friand minois.
Là, Porsenna lève le siège,
Et fait marcher son dru cortège
Chez lui, par le plus court chemin,
Pour conserver son parchemin.

Sur le bouclier, vers la cime,
Le dieu Vulcain, savantissime
En l'art de buriner l'airain,
Avait, de sa crasseuse main,
Mis Manlius au Capitole, [Manlius custos Tarpeiae, 652]
De Rome autrefois la boussole,
Qui le gardait contre les Goths,
Les Gaulois ou les Visigoths :
N'est-ce pas tout un, je vous prie,
De peur que d'une menterie
L'on ne m'accuse en cet endroit,
Moi qui suis mon chemin tout droit ?
J'aurais vrai chagrin, je vous jure,
Si j'allais faire telle injure
À la savante antiquité
Sans demander la vérité.
Là paraissait du roi Romule
Le donjon et son vestibule,
Le tout couvert modestement
De chaume, mais si simplement,
Qu'il eût passé pour l'apanage
Au plus d'un vacher de village,
Encor dirai-je d'un hameau,
Tant ce donjon paraît peu beau.
Sur la face on voyait une oie [anser volitans, 655]
Battant l'aile en signe de joie,
Ou de chagrin, de voir les Goths
Tous bien faits, bien sur leurs ergots,
Grands cheveux blonds, belle parure,
Sur leurs habits bonne dorure,
Tous des mieux taillés et plantés,
Bien armés, croupés et crêtés,
Portant en main la javeline,
Bonne cuirasse sur l'échine.
Ainsi ces rusés de Gaulois
Par les broussailles et les bois
Marchaient de nuit droit à la ville ;
Mais leur marche fut inutile,
Car, au cri des faibles oiseaux,
Le Romain courut aux faisceaux
Et s'empara de la muraille,
Où, s'étant là mis en bataille,
Il donna la chasse aux Gaulois,
Dont plus de cent de ces matois
Firent au fossé de la ville
La cane, s'ils ne firent gille.

À côté droit, des Saliens
Et des prêtres Luperciens [Salios nudosque Lupercos, 663]
On voyait la grotesque danse,
Danse de grande irrévérence
Puisque l'on y dansait tout nu,
Chaque prêtre montrant son cul
Aux plus chastes dames Romaines,
Dont s'ensuivit Samaritaines.

Plus bas les gouffres de Pluton, [alta ostia Ditis, 667]
Le triste séjour d'Alecton,
Et les demeures infernales,
Le vrai séjour des Saturnales,
Où l'on fait souffrir maints tourments,
Où l'on voit grincements de dents,
Où l'on entend force blasphèmes,
Où l'on fait de trop longs carêmes,
Où I'on ne voit que des crapauds,
Des dragons et des lionceaux,
Des chaudières d'huile bouillante ;
Où, par l'ordre de Radamanthe,
L'on sauce et ressauce les gens
Qui n'ont pas été bons vivants.
Là, l'un fait pitoyable moue,
L'autre toujours tourne une roue ;
Celui-ci se trouve dans I'eau,
Près de la bouche un bon morceau,
Sans pouvoir ni manger ni boire ;
Celui-là lit dans du grimoire ;
L'un est bouilli, l'autre roussi,
L'un est grillé, l'autre farci ;
Enfin c'est chose abominable,
Que voir la boutique du Diable
Comme elle est sur ce bouclier.
Là, l'on y voit, tout le premier,
Catilina dans la détresse, [Catilina, 668]
Mourant de peur ou de tristesse,
Pour avoir des mieux conjuré,
Et le nom Romain abjuré,
Même son sang et sa patrie,
Ce qui sa gloire a fort flétrie.
Mais vous ne savez pas pourquoi ?
Le saurai-je donc mieux ? Ma foi,
J'ose avouer qu'en fait d'histoire
Je n'eus jamais bonne mémoire,
Surtout dans cette occasion.
Qui dit Romain dit action
Belle et d'honneur, toujours de mise ;
Aussi sans feinte et couardise,
Ce peuple a toujours combattu
Pour la gloire et pour la vertu,
Fors donc ce traître à sa patrie,
Catilina, dont la folie
Était d'avoir le consulat :
C'était donc bien pour lui, le fat !
Et parce qu'un autre eut sa place,
Ce Iime-sourd, de race en race,
À laissé d'une trahison
L'exemple et la punition.
Sans y penser, voilà l'histoire,
Qui vaudrait bien un coup à boire,
Si l'on buvait en rimaillant,
Comme l'on fait en travaillant ;
Car, en ouvrage d'exercice,
On boit, on mange, on cause, on pisse,
On fait I'amour et quelquefois
On travaille à planter du bois,
Ce qui vulcaniser s'appelle,
Chez la moins coquette femelle.

Mais, à propos du dieu Vulcain,
Je quitte souvent son burin.
Pourrais-je en bien trouver la trace ?
Qui peut occuper cette place,
À l'autre côté, vis-à-vis
De ces infortunés réduits ?
C'est le séjour de l'abondance,
Où l'âme vit sans repentance,
Sans chagrin, peine, ni douleur ;
Ayant toujours avec honneur
Su profiter de cette vie,
Sans se remplir de la folie
Qu'on nomme excès de vanité,
Et sans donner dans la fierté ;
Bref, sans avoir, dans sa jeunesse,
Témoigné la moindre faiblesse
Pour la donzelle ou pour le vin,
Nos ennemis, pour le certain,
En ce que tous deux nous font faire
Pour le plus souvent le contraire
De ce que faire nous devons,
Du moins de ce que nous pouvons.
Là, le sage Caton, bon juge, [Catonem dantem jura, 670]
Rend la justice sans grabuge,
Montrant qu'il faut être pieux
Pour être au rang des bienheureux.

Dans un cartouche de dorure,
Faisant du milieu la parure
De ce bouclier si vanté,
Vulcain avait représenté
Une mer de vagues enflée,
Ou bien une onde boursouflée
Par le combat ou chamaillis
De deux mutins de vents coulis.
On voyait sur cette eau salée
Une magnifique assemblée
Des aquatiques habitants,
Des petits, médiocres et grands,
Tous attentifs à la curée
Qu'Auguste dans cette contrée
Leur préparait, dans un combat
Où chaque poisson eut son plat.
Dans le centre, on voyoit les flottes
Où turbots firent matelotes
À la bataille d'Actium,  [Actia bella, 675]
Dont chantèrent le Te Deum
Les Romains dans le Capitole ;
Où, sans donner dans l'hyperbole,
La musique qu'on y chanta.
Mille fois mieux s'exécuta
Que cette fade mélodie,
Qu'on pourrait nommer rapsodie,
Dont nous bercent les deux Campras [André Campra, 1660-1744, et son frère]
Avec leurs mauvais opéras.
Le vaisseau que montait Auguste, [Caesar Augustus, 678]
Dont l'apparence était auguste,
Paraissait là, tout brillant d'or,
D'autant plus qu'il portait encor
De Rome le Dieu domestique,
Le sénat, avec sa boutique,
À l'exception des greffiers,
Qui n'étaient nullement guerriers,
Ou qui ne jouaient de la hache
Que sur le plancher de la vache.
On voyait Agrippa surtout, [Agrippa, 682]
Allant, courant, volant partout,
Faisant donner de l'eau-de-vie,
Vis-à-vis la flotte ennemie,
Pour se préparer au combat,
Où ce Romain avec éclat
Gagna couronne triomphale,
Que les Romains nommaient navale.

Antoine, des lointains climats [Antonius, 685]
Ayant riflé jusqu'aux goujats, [rifler : enlever, s'emparer par force]
Croyant avoir le vent en poupe,
Paraît avec nombreuse troupe,
Comme voulant morguer César,
Sur son bord, comme un Jaquemar,
Il se contemplait dans sa suite.
Là tout près paraît chattemite,
La reine des Égyptiens, [Aegyptia conjux, 688]
Des gueux, des filous, des vauriens,
L'incomparable Cléopâtre,
L'unique inventrice du plâtre,
De tous fards et décoctions,
Et des autres brimborions
Dont se sert la femme coquette
Quand d'amants elle veut emplette,
Ce qu'elle voudrait en tous temps,
Dans son hiver, comme au printemps.
Antoine, suivi des Barbares,
Des Bactriens et des Tartares,
De ces gens noirs comme corbeaux,
Et de nombre d'Orientaux,
À César offrit la bataille ;
Mais, pour ne faire rien qui vaille,
Il ne devait pas se presser,
Ni mal à propos commencer.
Cependant l'une et l'autre flotte
Rudement se poussaient la botte
Et faisaient si grand carillon
Qu'on en vit pâlir un saumon ;
Autant en fit une écrevisse.
Pendant ce cruel exercice,
On ne voyait que dards en l'air
Partir plus vite que l'éclair ;
Que feux volants brûler les toiles,
Les mâts, les cordages, les voiles ;
Qu'hommes dans l'eau faisant effort
Pour se garantir de la mort.
L'un luttait contre une barbue ;
L'autre fuyait une morue ;
Celui-ci, le sabre en sa main,
Se disputait contre un dauphin.
Vaisseaux faisaient la cabriole,
Dont fort se gobergeait la sole ;
La mer en vit rougir son eau ;
Antoine y perdit son chapeau
Et sa donzelle Cléopâtre
Y perdit son beau teint d'albâtre
Qui devint couleur de souci ;
Elle y perdit son sistre aussi
Dont elle ranimait ses troupes
Qui, ne pouvant dans leurs chaloupes
Manœuvrer comme dans un bord,
Allaient luttant contre le sort,
Voulant empêcher la baleine
De les nicher dans sa bedaine.
Là, les dieux des Égyptiens,
Tous des animaux, fors les chiens,
Sur leurs vaisseaux, tous en peinture
Faisaient trop risible figure :
En effet, de voir un crapaud,
Brette au côté, plume au chapeau,
Rondache au bras, au poing la lance,
Sous Anubis dont l'insolence
Osa s'attaquer à Vénus,
À Minerve, au dieu Neptunus,
C'est une vision grotesque
Qui rend notre Maron burlesque.

Vulcain, au milieu des hasards,
Avait buriné le dieu Mars
Combattant d'estoc et de taille
Pour faire gagner la bataille
À César, ce grand empereur.
On y voyait, mais en fureur,
La Discorde assez délabrée,
Portant robe fort déchirée,
Semer la crainte et la terreur,
Le désordre avec le malheur
Sur la flotte de Cléopâtre,
Celte princesse opiniâtre
Que Bellone d'un air serein
Suivait le fouet à la main.
Apollon, sur le promontoire,
Faisait une action notoire :
Armé d'un arc et d'un carquois
À César il tailloit du bois,
Faisant des mieux jouer la flèche,
Au grand délice de la sèche
Et de ses confrères nageants
Qui donnaient le bal à leurs dents.
Vulcain, lui, faisait l'air austère
Et faisait partir de colère
Ses traits plus vite que le vent,
Dont on vit bouleversement,
Chacun cherchant à fond de cale
D'éviter sa main libérale.
La déroute chez I'Indien,
Chez le Maure et l'Égyptien
Se mit d'une telle manière
Qu'on quitta le front de bandière.
Tout fuyait en confusion :
La reine, avec attention,
Voulait, par une prompte fuite,
Se mettre à couvert, et sa suite.
Elle invoquoit les vents, les dieux,
Pour ne pas périr en ces lieux ;
Mais les dieux, et les vents contraires,
Avaient entre eux d'autres affaires
Que de la tirer d'embarras,
Ayant conclu que son trépas
Devait suivre cette bataille,
Où les poissons firent ripaille.
Auguste enfin eut le dessus,
Et mit à sec Antonius ;
Ensuite il fut, en galant homme,
Reçu dans la ville de Rome,
Où de triomphe il en eut trois, [triplici triumpho, 714]
Et tous les trois, tous à la fois,
Dans lesquels il fit la folie
De vouer aux dieux d'Italie
Trois cents temples tout d'un seul coup,
Ce qui se fit de bout en bout.

Enfin, là, Vulcain représente
Du Romain la joie éclatante,
Les jeux, les applaudissements,
Et les autres amusements
D'un triomphe suite ordinaire,
Où chacun se fait une affaire
De signaler sa vive ardeur.
Pour faire à César tout l'honneur
Que méritait telle victoire,
Les dames chantaient à sa gloire [matrum chorus, 718]
Des hymnes au pied des autels,
Et Ies prêtres des Immortels,
Pour l'expiation des crimes,
Égorgeaient des bœufs pour victimes.
Bref, sur une selle à trois pieds,
Sans dais ni sans tapis de pieds,
On voyait le maître de Rome,
Assis comme l'est un autre homme,
Même avec bien moins de façon,
Devant le temple d'Apollon,
Sans faire la moindre bévue,
Passer les présents en revue [recognoscit dona populorum, 721]
Qu'apportaient et chefs et soldats
De tous pays, de tous climats.

Figurez-vous la grande joie
Qu'eut le héros sorti de Troie
Quand il eut tout considéré
Et ce tout longtemps admiré.
Au ciel il éleva sa vue,
Puis, soupirant sur la cohue
Qui devait régner après lui,
Il prit Pallas pour son appui,
Et fut sur le port, où ses troupes
Par ordre montaient les chaloupes
Pour arriver dans les vaisseaux,
Dont il devait, fendant les eaux,
Porter secours à son Iule,
Qui devait être de Romule
Le père ou l'aïeul pour le moins ;
Ce qui fit qu'il prit de grands soins
Pour aller joindre sa séquelle
Que Turnus de tous points harcelle.


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